À La Table Du Diable

À La Table Du Diable

Chapitre 1

Il était une fois, dans un pays reculé, là où il neigeait constamment et où le soleil ne se levait que rarement, trônait au centre de la capitale un étrange établissement connu de tous comme « la Table du Diable ».

Beaucoup prétendaient ne jamais y avoir mis les pieds, mais leurs yeux s'attardaient toujours sur la porte rouge vermillon, surmontée d'une enseigne sculptée en forme de requin. Le bâtiment, aux vitres teintées, semblait avaler la lumière. Le jour, on n'y servait rien. La nuit, pourtant, il se garnissait d'invités vêtus de fourrures et de soie, attirés par des odeurs et des promesses qu'aucune cuisine honnête ne pouvait offrir.

La maîtresse des lieux, que l'on appelait Madame Iris , portait un tablier immaculé comme un manteau de guerre. Ses mains connaissaient la précision du couteau, la lenteur de la cuisson et la valeur exacte d'un corps sur le marché. Cependant, elle n'était pas la propriétaire, elle n'était que les mains du véritable patron : Monsieur Diablo.

Un homme particulier, ce Monsieur Diablo.

On ne savait pas vraiment d'où il venait. Certains murmuraient qu'il avait nagé depuis les abysses pour s'installer ici, d'autres qu'il était né au large, là où les vagues engloutissent les navires et où les requins règnent sans partage. Sa silhouette, toujours dissimulée sous un long manteau noir, laissait deviner une carrure anormale : épaules trop larges, tête disproportionnée. Son visage, on ne le voyait presque jamais. Il restait dans l'ombre de son bureau, au dernier étage, observant les allées et venues par les vitres fumées, comme un pêcheur surveille ses filets.

Madame Iris, elle, était ses yeux, sa voix, et ses mains dans la salle comme en cuisine. Elle avait appris à reconnaître, en un seul regard, les appétits des clients. Car ici, à la Table du Diable, on ne choisissait pas toujours son plat. Souvent, c'était le plat qui vous choisissait.

Ce n'était pas n'importe qui qui pouvait s'asseoir à la Table du Diable.

Seule une élite avait le droit de franchir ses portes. Une élite... pas si prestigieuse que cela.

Voyez-vous, autour de nous, il n'y a pas que des humains.

Parfois, quand personne ne les regarde, ils sortent de la lumière et retirent leur masque de chair. Ce sont des Porcs. Gras, dégoûtants, sans morale, qui rampent sans honte dans des villes aussi boueuses que celle où se déroule notre histoire.

Ce soir encore, la neige tombait dru, étouffant les bruits de la capitale. Sous les lampadaires tremblotants, des silhouettes approchaient de la porte rouge. Les manteaux de fourrure et les bottes vernies dissimulaient mal les ventres gonflés, les doigts ornés d'anneaux, et l'odeur sucrée d'alcool et de vice.

Madame Iris se tenait derrière le comptoir, les bras croisés, observant la procession avec un sourire qui ne touchait jamais ses yeux. Elle savait déjà qui ils étaient, ce qu'ils voulaient, et ce qu'ils étaient prêts à payer. Ici, tout avait un prix.

Un serveur, mince et silencieux, ouvrit la porte aux premiers arrivants. L'air glacé s'engouffra dans le hall, vite remplacé par la chaleur épaisse et parfumée qui régnait dans l'établissement. Les murs rouges, les nappes sombres et les chandeliers donnaient l'impression d'être dans le ventre d'une bête.

Au fond, un escalier montait vers les salons privés réservés aux Porcs les plus fortunés.

Madame Iris les accueillit avec une chaleur feinte,. Sa voix glissa entre eux comme un vin capiteux :

— Messieurs, bienvenue à la Table du Diable. Votre satisfaction est notre priorité.

Ses yeux, d'un vert sombre, parcoururent chaque visage, comme on jauge la qualité d'un morceau de viande avant de le mettre à mariner. Elle reconnaissait les habitués : l'énorme banquier à la mâchoire humide, le diplomate au sourire huileux, l'industriel qui respirait comme un bœuf prêt à se faire abattre...

D'un geste élégant, elle fit signe aux serveurs de les conduire vers leur table. Les pas s'enfonçaient dans l'épaisse moquette cramoisie.

Les Porcs s'installèrent joyeusement, leurs rires gras se mêlant au tintement des verres. Le vin coulait déjà à flots, rouge et épais, tachant les nappes. Ils commandaient leur plat avec la plus grande précision, comme des collectionneurs choisissant une pièce rare. Certains murmuraient des détails en se penchant vers le serveur : l'âge, la taille, la couleur des yeux... autant de critères soigneusement notés sur les carnets noirs.

Madame Iris passait entre les tables, ses mains gantées frôlant les épaules, distribuant sourires et promesses. Dans ses gestes, tout semblait poli, professionnel mais ses yeux disaient autre chose : une lueur froide, presque carnassière.

Une fois que chacun eut fini de commander, Madame Iris s'éclipsa vers les cuisines.

Le procédé était simple : choisir la plus belle pièce de viande, celle qui correspondait le mieux aux préférences du client. La laver, la coiffer, l'habiller, la maquiller jusqu'à ce qu'elle soit prête à être servie. Puis, la dresser avec soin dans une assiette impeccable, comme une œuvre d'art comestible.

Dans l'arrière-salle, les "pièces de viande" attendaient, alignées derrière un rideau de velours sombre. Certaines fixaient le sol, d'autres avaient les yeux perdus dans un vide lointain, comme si elles savaient déjà quel destin les attendait. Les mains des cuisiniers, habiles, rapides, mais dépourvues de chaleur, travaillaient sans un mot.

Madame Iris inspecta chaque détail : un col bien ajusté, un bijou discret, un peu de poudre. Ici, rien n'était laissé au hasard. Il ne s'agissait pas de nourrir mais de rassasier.

Le premier plat fit son entrée.

Sur un plateau d'argent, parfaitement dressé, reposait une assiette immaculée. Et dedans, délicatement posée, la silhouette élancée d'une femme drapée d'une robe noire étroite, comme une pièce de viande finement préparée. Sa peau lisse était nappée d'un voile de maquillage soigneusement appliqué, comme un glaçage trompeur.

Elle avançait sans un mot, prisonnière de son rôle, consciente qu'elle n'était qu'un mets rare destiné à rassasier l'appétit vorace de celui qui venait de la commander.

Le Porc à la mâchoire humide la saisit sans douceur, dévora chaque soupir, chaque frisson, chaque parcelle de son être avec une avidité insatiable. Ses dents claquèrent sur la chair invisible de son innocence, tandis que ses mains, cruelles et possessives, la coupaient en morceaux.

Madame Iris, depuis l'ombre, observait la scène. Chaque bouchée avalée était une victoire pour son établissement.

C'était ainsi, à la Table du Diable.

Rien n'était trop difficile, ni trop rare, pour satisfaire pleinement l'appétit vorace d'un client.

Qu'importaient les cris étouffés derrière les portes closes, les regards vides des pièces servies, ou la froideur des cœurs qui battaient en rythme avec les éclats de verre brisés.

Ici, le désir dictait les lois, la faim dévorait toute conscience, et chaque plat était une promesse de pouvoir, de domination et de damnation.

Episodes

Télécharger maintenant

Aimez-vous ce travail ? Téléchargez l'application et vos enregistrements de lecture ne seront pas perdus
Télécharger maintenant

Bien-être

Les nouveaux utilisateurs peuvent télécharger l'application pour débloquer 10 chapitres gratuitement.

Recevoir
NovelToon
Ouvrir la porte d'un autre monde
Veuillez télécharger l'application MangaToon pour plus d'opérations!