Madame Iris n'était pas née pour être celle qu'on connaissait aujourd'hui. Derrière son tablier immaculé et son sourire de façade, se cachait une femme qui avait appris à faire taire ses rêves, à plier son âme sous le poids de chaînes invisibles.
Chaque soir, lorsqu'elle enfilait son costume de cheffe, elle revêtait aussi celui de geôlière, d'actrice et parfois même de victime. Elle connaissait les mécanismes du pouvoir, mais aussi ses limites. Elle était l'ombre mouvante dans cet antre de débauche, la main de fer dans un gant de velours.
Ses yeux, perçants et froids, avaient vu trop de vies brisées pour croire encore à toute forme de rédemptions. Et pourtant, elle continuait, car à la Table du Diable, il n'y avait pas de place pour la faiblesse.
Soit on dévorait, soit on était dévorés.
Elle avait elle-même été un plat. Pendant si longtemps qu'elle avait fini par apprendre à les cuisiner à la perfection. À manier les couteaux, à doser les épices, à choisir le moment exact où la chair se révélait la plus tendre...
Madame Iris avait goûté à l'amertume, à la peur, et à la résignation. Et c'est cette expérience qui la rendait redoutable.
Ce matin là, le bureau de Monsieur Diablo baignait dans une pénombre épaisse, seulement troublée par la faible lumière d'une lampe au verre fumé. Sur le bureau, plusieurs écrans diffusaient des images floues de silhouettes humaines, comme des pièces sur un échiquier macabre.
Madame Iris s'approcha silencieusement, ses pas à peine audibles sur le tapis épais. Elle posa ses mains délicates mais fermes sur le bureau, observant les visages figés à l'écran.
— Celle-ci... murmura-t-elle doucement, presque pour elle-même. Elle pourrait plaire.
Monsieur Diablo pencha lentement la tête, ses yeux d'un noir profond s'attardant sur elle.
— Tu as ce regard que je ne peux pas percer, Iris. Parfois, je me demande ce qu'il y a derrière ton masque. Est-ce que tu es encore humaine ? Ou es-tu devenue un monstre comme moi ?
Elle détourna les yeux un instant, serrant les lèvres, avant de répondre avec calme et précision :
— Je suis ce que je dois être, monsieur. Ni plus, ni moins.
Un léger sourire se dessina sur ses lèvres, froid, impassible.
Il s'avança lentement, franchissant la distance qui les séparait, comme attiré par un aimant invisible.
— Tu n'as jamais voulu parler de ta famille. Pourtant, ils doivent te manquer. Tes frères, tes sœurs... Ceux que tu as laissés derrière. Tu n'as ni enfant, ni amant. Est-ce que cela ne te pèse jamais ?
Madame Iris le regarda enfin, ses yeux verts perçant l'ombre comme deux lames.
— Ce que vous appelez manque, j'ai appris à appeler cela liberté. La liberté de ne pas être dévorée.
Un silence s'installa, lourd et chargé de non-dits. Monsieur Diablo inclina la tête, fasciné.
— Tu es une énigme, Iris. Une énigme que je brûle de comprendre.
Elle ne sourit pas, mais dans ses yeux, il crut entrevoir un éclat presque humain, une fissure dans l'armure.
Puis elle reprit, d'une voix plus douce, mélancolique:
— Mais certaines énigmes sont faites pour rester sans réponse, monsieur.
Il laissa échapper un souffle, un mélange de frustration et d'admiration.
— Alors choisissons ensemble. Cette fois. La pièce qui sera le reflet de cette énigme.
Ils plongèrent à nouveau dans les images, deux prédateurs unis par un pacte tacite, orchestrant un festin dont personne ne voulait être l'invité.
Madame Iris quitta ensuite le bureau sans un mot de plus, laissant derrière elle l'ombre imposante de Monsieur Diablo.
Dans le silence qui suivit, elle sentit le poids de ses chaînes invisibles, ces liens tissés entre devoir et survie, pouvoir et sacrifice. Elle était à la fois la maîtresse et la prisonnière de cet endroit horrible.
Et pourtant, au fond de ses yeux, là où personne ne regardait jamais vraiment, brûlait une flamme fragile — un désir ténu, peut-être une promesse de rébellion.
Mais pour l'instant, la Table du Diable réclamait sa loyauté.
Et elle n'avait pas d'autre choix que d'obéir.
Une fois dans les cuisines, elle rejoignit les autres cuisinières qui s'affairaient déjà à réceptionner la marchandise.
La viande arrivait toujours en quantité. Elle était diverse, hétéroclite, forgée par des destins brisés et des histoires volées. Femmes venues d'horizons multiples, arrachées à leurs familles, parfois même à des enfants qu'elles ne reverraient jamais. Certaines étaient tombées ici par nécessité, d'autres de force, ou sous l'emprise de drogues qui avaient gommé tout leurs sens.
Chaque corps racontait une histoire que la société avait tenté, en vain, de sauver. Mais ici, dans l'ombre rouge de la Table du Diable, elles n'étaient plus que des morceaux à préparer, des plats à dresser. Désirables pour les Porcs... indigestes pour le monde qui les regardait ailleurs.
Madame Iris passa lentement entre les caisses, les doigts frôlant les tissus froids et parfois tremblants, comme pour reconnaître, une dernière fois, l'humanité derrière la façade.
Cependant, au milieu des nouvelles arrivantes, elle découvrit quelque chose qui la glaça jusqu'aux os.
Une petite fille, à peine âgée de neuf ou dix ans, recroquevillée dans une immobilité forcée. Sa peau noire, marquée par la poussière du voyage, contrastait avec la poupée de chiffon déchirée qu'elle serrait contre elle, ultime refuge d'une enfance arrachée.
Madame Iris détourna les yeux, l'estomac noué. Elle savait que la Table du Diable ne faisait pas de discrimination. Mais celle-ci...celle-ci était bien trop jeune.
Un silence pesant tomba sur la cuisine. Aucun cri, aucun geste. Juste la froide réalité d'un monde qui ne cessait de broyer les âmes innocentes.
Pour la première fois depuis longtemps, le masque d'indifférence de Madame Iris trembla...
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