Il était une fois, dans un pays reculé, là où il neigeait constamment et où le soleil ne se levait que rarement, trônait au centre de la capitale un étrange établissement connu de tous comme « la Table du Diable ».
Beaucoup prétendaient ne jamais y avoir mis les pieds, mais leurs yeux s'attardaient toujours sur la porte rouge vermillon, surmontée d'une enseigne sculptée en forme de requin. Le bâtiment, aux vitres teintées, semblait avaler la lumière. Le jour, on n'y servait rien. La nuit, pourtant, il se garnissait d'invités vêtus de fourrures et de soie, attirés par des odeurs et des promesses qu'aucune cuisine honnête ne pouvait offrir.
La maîtresse des lieux, que l'on appelait Madame Iris , portait un tablier immaculé comme un manteau de guerre. Ses mains connaissaient la précision du couteau, la lenteur de la cuisson et la valeur exacte d'un corps sur le marché. Cependant, elle n'était pas la propriétaire, elle n'était que les mains du véritable patron : Monsieur Diablo.
Un homme particulier, ce Monsieur Diablo.
On ne savait pas vraiment d'où il venait. Certains murmuraient qu'il avait nagé depuis les abysses pour s'installer ici, d'autres qu'il était né au large, là où les vagues engloutissent les navires et où les requins règnent sans partage. Sa silhouette, toujours dissimulée sous un long manteau noir, laissait deviner une carrure anormale : épaules trop larges, tête disproportionnée. Son visage, on ne le voyait presque jamais. Il restait dans l'ombre de son bureau, au dernier étage, observant les allées et venues par les vitres fumées, comme un pêcheur surveille ses filets.
Madame Iris, elle, était ses yeux, sa voix, et ses mains dans la salle comme en cuisine. Elle avait appris à reconnaître, en un seul regard, les appétits des clients. Car ici, à la Table du Diable, on ne choisissait pas toujours son plat. Souvent, c'était le plat qui vous choisissait.
Ce n'était pas n'importe qui qui pouvait s'asseoir à la Table du Diable.
Seule une élite avait le droit de franchir ses portes. Une élite... pas si prestigieuse que cela.
Voyez-vous, autour de nous, il n'y a pas que des humains.
Parfois, quand personne ne les regarde, ils sortent de la lumière et retirent leur masque de chair. Ce sont des Porcs. Gras, dégoûtants, sans morale, qui rampent sans honte dans des villes aussi boueuses que celle où se déroule notre histoire.
Ce soir encore, la neige tombait dru, étouffant les bruits de la capitale. Sous les lampadaires tremblotants, des silhouettes approchaient de la porte rouge. Les manteaux de fourrure et les bottes vernies dissimulaient mal les ventres gonflés, les doigts ornés d'anneaux, et l'odeur sucrée d'alcool et de vice.
Madame Iris se tenait derrière le comptoir, les bras croisés, observant la procession avec un sourire qui ne touchait jamais ses yeux. Elle savait déjà qui ils étaient, ce qu'ils voulaient, et ce qu'ils étaient prêts à payer. Ici, tout avait un prix.
Un serveur, mince et silencieux, ouvrit la porte aux premiers arrivants. L'air glacé s'engouffra dans le hall, vite remplacé par la chaleur épaisse et parfumée qui régnait dans l'établissement. Les murs rouges, les nappes sombres et les chandeliers donnaient l'impression d'être dans le ventre d'une bête.
Au fond, un escalier montait vers les salons privés réservés aux Porcs les plus fortunés.
Madame Iris les accueillit avec une chaleur feinte,. Sa voix glissa entre eux comme un vin capiteux :
— Messieurs, bienvenue à la Table du Diable. Votre satisfaction est notre priorité.
Ses yeux, d'un vert sombre, parcoururent chaque visage, comme on jauge la qualité d'un morceau de viande avant de le mettre à mariner. Elle reconnaissait les habitués : l'énorme banquier à la mâchoire humide, le diplomate au sourire huileux, l'industriel qui respirait comme un bœuf prêt à se faire abattre...
D'un geste élégant, elle fit signe aux serveurs de les conduire vers leur table. Les pas s'enfonçaient dans l'épaisse moquette cramoisie.
Les Porcs s'installèrent joyeusement, leurs rires gras se mêlant au tintement des verres. Le vin coulait déjà à flots, rouge et épais, tachant les nappes. Ils commandaient leur plat avec la plus grande précision, comme des collectionneurs choisissant une pièce rare. Certains murmuraient des détails en se penchant vers le serveur : l'âge, la taille, la couleur des yeux... autant de critères soigneusement notés sur les carnets noirs.
Madame Iris passait entre les tables, ses mains gantées frôlant les épaules, distribuant sourires et promesses. Dans ses gestes, tout semblait poli, professionnel mais ses yeux disaient autre chose : une lueur froide, presque carnassière.
Une fois que chacun eut fini de commander, Madame Iris s'éclipsa vers les cuisines.
Le procédé était simple : choisir la plus belle pièce de viande, celle qui correspondait le mieux aux préférences du client. La laver, la coiffer, l'habiller, la maquiller jusqu'à ce qu'elle soit prête à être servie. Puis, la dresser avec soin dans une assiette impeccable, comme une œuvre d'art comestible.
Dans l'arrière-salle, les "pièces de viande" attendaient, alignées derrière un rideau de velours sombre. Certaines fixaient le sol, d'autres avaient les yeux perdus dans un vide lointain, comme si elles savaient déjà quel destin les attendait. Les mains des cuisiniers, habiles, rapides, mais dépourvues de chaleur, travaillaient sans un mot.
Madame Iris inspecta chaque détail : un col bien ajusté, un bijou discret, un peu de poudre. Ici, rien n'était laissé au hasard. Il ne s'agissait pas de nourrir mais de rassasier.
Le premier plat fit son entrée.
Sur un plateau d'argent, parfaitement dressé, reposait une assiette immaculée. Et dedans, délicatement posée, la silhouette élancée d'une femme drapée d'une robe noire étroite, comme une pièce de viande finement préparée. Sa peau lisse était nappée d'un voile de maquillage soigneusement appliqué, comme un glaçage trompeur.
Elle avançait sans un mot, prisonnière de son rôle, consciente qu'elle n'était qu'un mets rare destiné à rassasier l'appétit vorace de celui qui venait de la commander.
Le Porc à la mâchoire humide la saisit sans douceur, dévora chaque soupir, chaque frisson, chaque parcelle de son être avec une avidité insatiable. Ses dents claquèrent sur la chair invisible de son innocence, tandis que ses mains, cruelles et possessives, la coupaient en morceaux.
Madame Iris, depuis l'ombre, observait la scène. Chaque bouchée avalée était une victoire pour son établissement.
C'était ainsi, à la Table du Diable.
Rien n'était trop difficile, ni trop rare, pour satisfaire pleinement l'appétit vorace d'un client.
Qu'importaient les cris étouffés derrière les portes closes, les regards vides des pièces servies, ou la froideur des cœurs qui battaient en rythme avec les éclats de verre brisés.
Ici, le désir dictait les lois, la faim dévorait toute conscience, et chaque plat était une promesse de pouvoir, de domination et de damnation.
Madame Iris n'était pas née pour être celle qu'on connaissait aujourd'hui. Derrière son tablier immaculé et son sourire de façade, se cachait une femme qui avait appris à faire taire ses rêves, à plier son âme sous le poids de chaînes invisibles.
Chaque soir, lorsqu'elle enfilait son costume de cheffe, elle revêtait aussi celui de geôlière, d'actrice et parfois même de victime. Elle connaissait les mécanismes du pouvoir, mais aussi ses limites. Elle était l'ombre mouvante dans cet antre de débauche, la main de fer dans un gant de velours.
Ses yeux, perçants et froids, avaient vu trop de vies brisées pour croire encore à toute forme de rédemptions. Et pourtant, elle continuait, car à la Table du Diable, il n'y avait pas de place pour la faiblesse.
Soit on dévorait, soit on était dévorés.
Elle avait elle-même été un plat. Pendant si longtemps qu'elle avait fini par apprendre à les cuisiner à la perfection. À manier les couteaux, à doser les épices, à choisir le moment exact où la chair se révélait la plus tendre...
Madame Iris avait goûté à l'amertume, à la peur, et à la résignation. Et c'est cette expérience qui la rendait redoutable.
Ce matin là, le bureau de Monsieur Diablo baignait dans une pénombre épaisse, seulement troublée par la faible lumière d'une lampe au verre fumé. Sur le bureau, plusieurs écrans diffusaient des images floues de silhouettes humaines, comme des pièces sur un échiquier macabre.
Madame Iris s'approcha silencieusement, ses pas à peine audibles sur le tapis épais. Elle posa ses mains délicates mais fermes sur le bureau, observant les visages figés à l'écran.
— Celle-ci... murmura-t-elle doucement, presque pour elle-même. Elle pourrait plaire.
Monsieur Diablo pencha lentement la tête, ses yeux d'un noir profond s'attardant sur elle.
— Tu as ce regard que je ne peux pas percer, Iris. Parfois, je me demande ce qu'il y a derrière ton masque. Est-ce que tu es encore humaine ? Ou es-tu devenue un monstre comme moi ?
Elle détourna les yeux un instant, serrant les lèvres, avant de répondre avec calme et précision :
— Je suis ce que je dois être, monsieur. Ni plus, ni moins.
Un léger sourire se dessina sur ses lèvres, froid, impassible.
Il s'avança lentement, franchissant la distance qui les séparait, comme attiré par un aimant invisible.
— Tu n'as jamais voulu parler de ta famille. Pourtant, ils doivent te manquer. Tes frères, tes sœurs... Ceux que tu as laissés derrière. Tu n'as ni enfant, ni amant. Est-ce que cela ne te pèse jamais ?
Madame Iris le regarda enfin, ses yeux verts perçant l'ombre comme deux lames.
— Ce que vous appelez manque, j'ai appris à appeler cela liberté. La liberté de ne pas être dévorée.
Un silence s'installa, lourd et chargé de non-dits. Monsieur Diablo inclina la tête, fasciné.
— Tu es une énigme, Iris. Une énigme que je brûle de comprendre.
Elle ne sourit pas, mais dans ses yeux, il crut entrevoir un éclat presque humain, une fissure dans l'armure.
Puis elle reprit, d'une voix plus douce, mélancolique:
— Mais certaines énigmes sont faites pour rester sans réponse, monsieur.
Il laissa échapper un souffle, un mélange de frustration et d'admiration.
— Alors choisissons ensemble. Cette fois. La pièce qui sera le reflet de cette énigme.
Ils plongèrent à nouveau dans les images, deux prédateurs unis par un pacte tacite, orchestrant un festin dont personne ne voulait être l'invité.
Madame Iris quitta ensuite le bureau sans un mot de plus, laissant derrière elle l'ombre imposante de Monsieur Diablo.
Dans le silence qui suivit, elle sentit le poids de ses chaînes invisibles, ces liens tissés entre devoir et survie, pouvoir et sacrifice. Elle était à la fois la maîtresse et la prisonnière de cet endroit horrible.
Et pourtant, au fond de ses yeux, là où personne ne regardait jamais vraiment, brûlait une flamme fragile — un désir ténu, peut-être une promesse de rébellion.
Mais pour l'instant, la Table du Diable réclamait sa loyauté.
Et elle n'avait pas d'autre choix que d'obéir.
Une fois dans les cuisines, elle rejoignit les autres cuisinières qui s'affairaient déjà à réceptionner la marchandise.
La viande arrivait toujours en quantité. Elle était diverse, hétéroclite, forgée par des destins brisés et des histoires volées. Femmes venues d'horizons multiples, arrachées à leurs familles, parfois même à des enfants qu'elles ne reverraient jamais. Certaines étaient tombées ici par nécessité, d'autres de force, ou sous l'emprise de drogues qui avaient gommé tout leurs sens.
Chaque corps racontait une histoire que la société avait tenté, en vain, de sauver. Mais ici, dans l'ombre rouge de la Table du Diable, elles n'étaient plus que des morceaux à préparer, des plats à dresser. Désirables pour les Porcs... indigestes pour le monde qui les regardait ailleurs.
Madame Iris passa lentement entre les caisses, les doigts frôlant les tissus froids et parfois tremblants, comme pour reconnaître, une dernière fois, l'humanité derrière la façade.
Cependant, au milieu des nouvelles arrivantes, elle découvrit quelque chose qui la glaça jusqu'aux os.
Une petite fille, à peine âgée de neuf ou dix ans, recroquevillée dans une immobilité forcée. Sa peau noire, marquée par la poussière du voyage, contrastait avec la poupée de chiffon déchirée qu'elle serrait contre elle, ultime refuge d'une enfance arrachée.
Madame Iris détourna les yeux, l'estomac noué. Elle savait que la Table du Diable ne faisait pas de discrimination. Mais celle-ci...celle-ci était bien trop jeune.
Un silence pesant tomba sur la cuisine. Aucun cri, aucun geste. Juste la froide réalité d'un monde qui ne cessait de broyer les âmes innocentes.
Pour la première fois depuis longtemps, le masque d'indifférence de Madame Iris trembla...
La petite s'appelait Noa.
Elle dévisageait le monde avec un air candide, presque naïf, comme si elle venait d'un ailleurs où la cruauté n'existait pas. Petite silhouette fragile, ses yeux grands ouverts captaient chaque détail, chaque mouvement. Elle était jolie, si jolie, que d'un simple regard, on avait immédiatement envie de la protéger
À la Table du Diable, Noa devint rapidement une un petite star. Tous — cuisinières, serveurs, même les Porcs qui remplissaient les salons privés quand elle s'y retrouvait accidentellement— s'étaient pris d'affection pour elle. Personne n'osait parler à Monsieur Diablo de ce choix outrageux. Il avait décidé, et sa parole était loi.
La vie continuait, implacable, autour de cette enfant.
Madame Iris, malgré sa carapace de froideur, se surprenait à veiller sur Noa avec une douceur inattendue. Elle admirait ses bonnes manières, son silence respectueux, sa manière de ne déranger personne.
Mais derrière les sourires, derrière les regards échangés furtivement, régnait une peur sourde.
Une peur de ce que Monsieur Diablo avait choisi pour Noa. Une peur du lendemain.
Ce soir-là, la Table du Diable affichait complet.
Tous voulaient goûter à la chair fraîche, avides de sensations nouvelles, de mets encore plus délicieux que ceux déjà savourés. Les plats sortaient des cuisines à un rythme frénétique, porté par le tumulte des envies et des désirs insatiables.
Madame Iris, nerveuse et débordée, tentait de maintenir le contrôle, d'organiser ce chaos.
Mais l'incident arriva.
La chair fraîche, ce n'était pas toujours facile à mâcher, surtout quand on la croquait pour la première fois. L'un des "plats" paniqua, déchira le voile de silence et d'acceptation. Elle quitta la table en hurlant, se débattant avec une rage désespérée.
Monsieur Diablo en personne la saisit par les cheveux, la traîna hors de l'établissement, sa voix basse mais tranchante comme une lame :
— Elle a besoin d'être attendrie.
Puis, dans un murmure cruel, il suggéra l'impensable :
— Envoyez la petite Noa à sa place. Elle est tendre, docile...elle ne posera aucun problème.
Les Porcs présents à la table échangèrent des regards pleins d'excitation malsaine. L'idée fut accueillie avec bonheur et avidité.
Madame Iris reçut la charge d'apprêter Noa.
Elle resta un instant figée, le souffle court, face à cette demande terrible.
Préparer Noa. La petite. Si fragile, si candide. Cette enfant qui n'avait encore rien compris du monde cruel qui l'entourait.
Dans la cuisine, les autres cuisinières s'affairaient, imperturbables, habituées à ce rituel macabre. Mais pour Madame Iris, c'était différent. Chaque geste, chaque regard posé sur Noa était un poids sur son cœur.
Elle prit la petite fille doucement par la main, évitant de croiser ses yeux trop purs. Noa, silencieuse, semblait ressentir l'angoisse muette qui émanait de Madame Iris. Elle serrait encore plus fort sa poupée de chiffon, comme pour se raccrocher à un dernier morceau d'innocence.
Sous les néons blafards, Madame Iris commença le rituel : nettoyer, coiffer, maquiller Noa, comme on préparerait un mets délicat. Chaque geste était précis, presque cérémonial, mais à l'intérieur d'elle, la tempête grondait.
Elle se surprit à murmurer, plus pour elle-même que pour la petite :
— Je te protégerai.
Un serment fragile, murmuré dans l'ombre d'un enfer qui n'en finissait jamais.
Mais comment pourrait-elle la protéger, alors qu'elle-même n'était qu'une marionnette, prise au cœur de cette machine dégoûtante ?
Elle doutait, hésitait. Sa propre peur résonnait en écho à celle de la petite fille, qui lui offrait un sourire fragile.
Elle douta trop longtemps.
Noa entra en salle, guidée vers la table des Porcs, dont les regards affamés et les bouches salivantes donnaient des frissons.
Puis les hurlements commencèrent.
Des cris déchirants qui s'insinuèrent jusque dans la cage thoracique de Madame Iris, frappant son cœur comme des coups de couteau.
La réalité la rattrapa, crue et implacable.
En panique, elle laissa parler cette conscience longtemps endormie, ce souffle humain qui refusait de mourir. Elle fit évacuer la salle, dispersa les clients abasourdis, et courut à l'arrière de l'établissement.
Là, dans une pièce obscure, elle trouva Monsieur Diablo en train d'"attendrir" la viande d'une main ferme et sans pitié.
Sans hésiter, avec une précision née d'un désespoir nourri depuis trop longtemps, Madame Iris sortit un pistolet caché dans son tablier, cadeau empoisonné de Diablo lui-même.
Elle tira.
Le requin s'écroula, les yeux noirs fixant le plafond une dernière fois.
D'une voix faible, il murmura, un sourire presque attendri aux lèvres :
— Jusqu'au bout, tu restes humaine. Pathétique... adorable. Une chose précieuse. Je suis ravi d'avoir partagé ton existence.
Madame Iris sentit un poids la quitter.
Elle sortit, alluma un flambeau et mit le feu à la Table du Diable.
Les flammes dévorèrent les murs rouges, les éclats de verre, les secrets et les douleurs.
Et, dans la nuit glaciale, elle s'échappa, tenant fermement la main de la petite Noa.
Loin de l'enfer, vers une lumière incertaine mais libre.
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