Chapitre 3

La petite s'appelait Noa.

Elle dévisageait le monde avec un air candide, presque naïf, comme si elle venait d'un ailleurs où la cruauté n'existait pas. Petite silhouette fragile, ses yeux grands ouverts captaient chaque détail, chaque mouvement. Elle était jolie, si jolie, que d'un simple regard, on avait immédiatement envie de la protéger

À la Table du Diable, Noa devint rapidement une un petite star. Tous — cuisinières, serveurs, même les Porcs qui remplissaient les salons privés quand elle s'y retrouvait accidentellement— s'étaient pris d'affection pour elle. Personne n'osait parler à Monsieur Diablo de ce choix outrageux. Il avait décidé, et sa parole était loi.

La vie continuait, implacable, autour de cette enfant.

Madame Iris, malgré sa carapace de froideur, se surprenait à veiller sur Noa avec une douceur inattendue. Elle admirait ses bonnes manières, son silence respectueux, sa manière de ne déranger personne.

Mais derrière les sourires, derrière les regards échangés furtivement, régnait une peur sourde.

Une peur de ce que Monsieur Diablo avait choisi pour Noa. Une peur du lendemain.

Ce soir-là, la Table du Diable affichait complet.

Tous voulaient goûter à la chair fraîche, avides de sensations nouvelles, de mets encore plus délicieux que ceux déjà savourés. Les plats sortaient des cuisines à un rythme frénétique, porté par le tumulte des envies et des désirs insatiables.

Madame Iris, nerveuse et débordée, tentait de maintenir le contrôle, d'organiser ce chaos.

Mais l'incident arriva.

La chair fraîche, ce n'était pas toujours facile à mâcher, surtout quand on la croquait pour la première fois. L'un des "plats" paniqua, déchira le voile de silence et d'acceptation. Elle quitta la table en hurlant, se débattant avec une rage désespérée.

Monsieur Diablo en personne la saisit par les cheveux, la traîna hors de l'établissement, sa voix basse mais tranchante comme une lame :

— Elle a besoin d'être attendrie.

Puis, dans un murmure cruel, il suggéra l'impensable :

— Envoyez la petite Noa à sa place. Elle est tendre, docile...elle ne posera aucun problème.

Les Porcs présents à la table échangèrent des regards pleins d'excitation malsaine. L'idée fut accueillie avec bonheur et avidité.

Madame Iris reçut la charge d'apprêter Noa.

Elle resta un instant figée, le souffle court, face à cette demande terrible.

Préparer Noa. La petite. Si fragile, si candide. Cette enfant qui n'avait encore rien compris du monde cruel qui l'entourait.

Dans la cuisine, les autres cuisinières s'affairaient, imperturbables, habituées à ce rituel macabre. Mais pour Madame Iris, c'était différent. Chaque geste, chaque regard posé sur Noa était un poids sur son cœur.

Elle prit la petite fille doucement par la main, évitant de croiser ses yeux trop purs. Noa, silencieuse, semblait ressentir l'angoisse muette qui émanait de Madame Iris. Elle serrait encore plus fort sa poupée de chiffon, comme pour se raccrocher à un dernier morceau d'innocence.

Sous les néons blafards, Madame Iris commença le rituel : nettoyer, coiffer, maquiller Noa, comme on préparerait un mets délicat. Chaque geste était précis, presque cérémonial, mais à l'intérieur d'elle, la tempête grondait.

Elle se surprit à murmurer, plus pour elle-même que pour la petite :

— Je te protégerai.

Un serment fragile, murmuré dans l'ombre d'un enfer qui n'en finissait jamais.

Mais comment pourrait-elle la protéger, alors qu'elle-même n'était qu'une marionnette, prise au cœur de cette machine dégoûtante ?

Elle doutait, hésitait. Sa propre peur résonnait en écho à celle de la petite fille, qui lui offrait un sourire fragile.

Elle douta trop longtemps.

Noa entra en salle, guidée vers la table des Porcs, dont les regards affamés et les bouches salivantes donnaient des frissons.

Puis les hurlements commencèrent.

Des cris déchirants qui s'insinuèrent jusque dans la cage thoracique de Madame Iris, frappant son cœur comme des coups de couteau.

La réalité la rattrapa, crue et implacable.

En panique, elle laissa parler cette conscience longtemps endormie, ce souffle humain qui refusait de mourir. Elle fit évacuer la salle, dispersa les clients abasourdis, et courut à l'arrière de l'établissement.

Là, dans une pièce obscure, elle trouva Monsieur Diablo en train d'"attendrir" la viande d'une main ferme et sans pitié.

Sans hésiter, avec une précision née d'un désespoir nourri depuis trop longtemps, Madame Iris sortit un pistolet caché dans son tablier, cadeau empoisonné de Diablo lui-même.

Elle tira.

Le requin s'écroula, les yeux noirs fixant le plafond une dernière fois.

D'une voix faible, il murmura, un sourire presque attendri aux lèvres :

— Jusqu'au bout, tu restes humaine. Pathétique... adorable. Une chose précieuse. Je suis ravi d'avoir partagé ton existence.

Madame Iris sentit un poids la quitter.

Elle sortit, alluma un flambeau et mit le feu à la Table du Diable.

Les flammes dévorèrent les murs rouges, les éclats de verre, les secrets et les douleurs.

Et, dans la nuit glaciale, elle s'échappa, tenant fermement la main de la petite Noa.

Loin de l'enfer, vers une lumière incertaine mais libre.

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