À La Place D’Une Autre
Il y avait des endroits dans la maison où Naelia n’avait pas le droit de poser les pieds.
Le grand salon, par exemple. Là où la lumière traversait les rideaux de lin brodés, illuminant chaque meuble ancien, chaque bibelot précieux rapporté de voyages auxquels elle n’avait jamais été conviée. La maison Delcourt n’était pas la sienne. Elle y vivait, elle y respirait, mais rien de ce qu’elle touchait ne portait son empreinte. Même son prénom semblait y sonner faux.
Elle n’était qu’un souvenir vivant.
La fille d’avant.
Celle que personne ne mentionnait plus, sauf quand il fallait rappeler qu’elle n’était pas vraiment une Delcourt.
— Naelia, tu es sourde ? résonna la voix tranchante de sa belle-mère. La nappe, tu comptes la repasser aujourd’hui ou demain ?
Naelia sursauta, les bras chargés de draps qu’elle venait de récupérer au pressing. Elle hocha la tête sans oser croiser son regard. Il valait mieux se taire. Dans cette maison, les mots se retournaient toujours contre elle.
— Excusez-moi, murmura-t-elle.
— “Excusez-moi”, répéta sa belle-mère avec une mimique moqueuse. Tu crois qu’on est au théâtre ? Dépêche-toi, on attend des invités.
Naelia s’éclipsa. Elle gravit les escaliers en silence, longea le couloir aux portraits dorés, passa devant celui de sa demi-sœur. Liora souriait sur la photo, coiffée d’un chignon parfait, vêtue d’une robe d’anniversaire hors de prix. Elle avait dix ans sur ce cliché, mais déjà, elle tenait la place qui devait lui revenir : celle de l’héritière, de la préférée, de la fille qui comptait.
Naelia baissa les yeux. Elle avait cessé de comparer leurs visages depuis longtemps.
Dans sa chambre, elle déposa les draps sur le lit avant de s’asseoir au bord du matelas. Un matelas trop dur, posé sur un sommier bancal. Elle passa la main sur la couverture élimée. C’était l’unique chose qu’elle avait emportée de l’appartement où elle vivait avec sa mère, avant que la maladie ne les arrache l’une à l’autre.
Le souvenir était encore là, incrusté dans sa mémoire comme une écharde.
Les mains froides de sa mère.
Les voix basses des médecins.
Et puis, le silence.
Après sa mort, Naelia avait cru qu’elle trouverait un peu de place dans cette famille recomposée. Qu’il lui suffirait d’être sage, polie, discrète. Mais on ne peut pas forcer les gens à aimer ce qu’ils ne désirent pas voir.
Elle posa le front contre ses genoux, inspira longuement. Parfois, elle se demandait si elle n’était pas née pour être transparente.
⸻
Un bruit sec la tira de sa torpeur. On frappait à sa porte. La voix de Liora, aiguë, impatiente :
— Naelia, tu dors ? Viens m’aider avec mes valises !
Elle se leva aussitôt. On ne faisait pas attendre Liora Delcourt.
Dans la chambre voisine, c’était un chaos organisé. Des vêtements éparpillés, des boîtes à chaussures, des trousses de maquillage ouvertes. Liora était agenouillée devant une grande valise en cuir, le front plissé par la contrariété.
— Trouve-moi ma robe verte. Celle avec la ceinture dorée. Et ne la chiffonne pas, sinon je te jure que je…
Elle s’interrompit, prenant soudain conscience qu’elle parlait à voix trop haute. Ses amies, assises sur le lit, échangèrent un regard amusé. Naelia garda les yeux baissés. Elle connaissait la règle : ne pas exister quand Liora recevait.
— Vraiment, soupira Liora. Tu pourrais au moins faire un effort. On dirait une… je ne sais même pas quoi.
Naelia trouva la robe, la plia avec précaution. Les doigts lui tremblaient un peu. Elle aurait voulu demander : Pourquoi c’est toujours moi ? Pourquoi c’est toujours ma faute ? Mais elle se tut.
— C’est bon, laisse, dit finalement Liora en lui arrachant la robe des mains. Va préparer du thé. Je meurs de soif.
Naelia recula, ferma la porte derrière elle. Elle inspira pour chasser la brûlure dans sa gorge. Ce n’était rien. Juste une autre humiliation, une autre journée à survivre.
Dans la cuisine, la belle-mère se tenait devant la fenêtre, le téléphone collé à l’oreille. Son visage crispé trahissait une nervosité inhabituelle.
— Oui, monsieur Dervan, je comprends… Oui, je vous assure que tout sera prêt… Non, il n’y aura pas de retard…
Naelia s’immobilisa. Dervan. Encore ce nom. Depuis des semaines, il flottait dans les conversations comme une ombre. Elle savait que ce mariage était important. Plus qu’un simple contrat. Une question de survie financière pour la famille.
Elle ne savait pas grand-chose du fiancé. Seulement qu’il appartenait à une lignée dont la richesse dépassait l’imagination. Les journaux disaient que les Dervan contrôlaient plus de la moitié des importations pétrolières. Qu’ils pouvaient faire tomber des ministres d’un claquement de doigts.
Elle se demanda si Liora avait conscience de ce qu’on attendait d’elle.
Si elle comprenait que cette union était un sacrifice déguisé en triomphe.
— Tu comptes rester plantée là combien de temps ? cracha la belle-mère en couvrant le combiné de la main. Prépare le thé et disparais.
Naelia obéit, les gestes automatiques. Dans le reflet du placard, elle surprit son propre regard. Vide. Elle ne se souvenait plus de la dernière fois où elle s’était sentie vivante.
⸻
Le soir venu, la maison ressemblait à un décor de théâtre. Les bouquets de lys déposés dans le hall. Les nappes repassées à l’excès. Les couverts en argent. Tout était prêt pour impressionner les invités.
Liora descendit les escaliers en robe ivoire. Le tissu scintillait à chaque pas. Elle avait la démarche assurée d’une reine. Tout le monde la regardait. Personne ne voyait Naelia, derrière, qui portait les dernières boîtes de dragées.
— C’est demain, murmura la belle-mère d’une voix que seule Liora entendit. Demain, tu deviens Mme Dervan. Ne gâche pas ça.
Naelia sentit un pincement au creux du ventre. Elle ne savait pas pourquoi. Peut-être parce qu’elle ne comprenait pas qu’on puisse parler d’un mariage comme d’une transaction. Peut-être parce qu’elle n’avait jamais rien possédé qu’on puisse échanger contre un avenir.
Elle déposa les boîtes sur la table, s’effaça dans l’ombre.
Personne ne remarqua qu’elle était là.
Personne ne vit que dans ses yeux, une tristesse ancienne se changeait peu à peu en un pressentiment qu’elle n’arrivait pas à chasser.
⸻
Ce soir-là, dans son lit étroit, Naelia resta longtemps éveillée. Elle écoutait les pas au rez-de-chaussée, les portes qu’on fermait, les voix qu’on baissait. Le manoir semblait retenir son souffle. Comme si tout le monde savait que quelque chose approchait. Quelque chose qu’on ne pourrait pas éviter.
Elle serra la couverture contre elle. Si elle avait su ce qui l’attendait le lendemain… Peut-être aurait-elle trouvé la force de fuir.
Peut-être aurait-elle compris que son silence ne la protégerait plus.
Mais Naelia Delcourt n’était pas faite pour s’enfuir.
Elle était née pour rester à sa place.
Et pourtant… avant la fin de cette journée, elle découvrirait qu’on pouvait lui voler jusqu’à son nom.
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