Le bruit des couverts résonne dans la cuisine comme un métronome lent et précis. Ma mère sert les légumes à la vapeur dans mon assiette en me demandant si j’ai pensé à remplir le dossier pour les portes ouvertes. Mon père lit distraitement les infos sur son téléphone, comme chaque soir. Je hoche la tête, je réponds à moitié, je souris poliment.
Tout est normal.
Ou du moins, tout semble normal.
Mais à l’intérieur de moi, c’est l’inverse. Mon cœur pulse encore au souvenir de Luca. Son bras au-dessus de ma tête. Sa voix dans mon oreille. Ses doigts sur mon épaule. C’était rapide, presque furtif, mais je sens encore sa chaleur contre ma peau. Il m’a effleurée et j’ai brûlé.
— T’as l’air ailleurs, ma chérie, fait remarquer ma mère. T’es fatiguée ?
Je redresse légèrement la tête, attrapant une fourchette de carottes sans même y penser.
— Non, ça va. Juste… j’ai un devoir d’histoire à faire. Pour la semaine prochaine. Un travail de groupe.
Elle hoche la tête sans vraiment s’inquiéter. Mon père repose enfin son téléphone, intrigué par l’ombre d’une nouveauté dans ma routine.
— Avec qui ? demande-t-il.
Je prends le temps de mâcher avant de répondre. Je veux que tout ait l’air naturel. Surtout naturel.
— Un gars de ma classe. Luca.
Je prononce son prénom avec une neutralité parfaitement étudiée, mais rien que le dire à voix haute me donne un frisson. Luca. Comme une invocation. Comme une formule interdite.
Ma mère hausse un sourcil.
— Je crois que je le connais… c’est pas le fils de la fleuriste, là ? Toujours en train de traîner devant le lycée avec ses potes ?
Je hausse les épaules avec un demi-sourire.
— Oui, peut-être.
Je n’ai pas envie de leur parler de lui. Pas vraiment. Il est à moi. Enfin… pas encore. Mais il le sera. Et je refuse de le partager, même dans les conversations banales de mon salon, entre les petits pois et les serviettes en papier.
— Il vient ici ? demande mon père, toujours aussi pragmatique.
C’est le moment. Je dois lancer la phrase comme si elle ne comptait pas.
— Non. Je vais chez lui. Demain. À 14h.
Je le dis sans trembler, sans marquer la moindre hésitation. Mais en moi, tout hurle.
Ma mère ouvre la bouche, probablement pour poser une autre question, mais mon père la devance :
— Tant que tu nous donnes l’adresse et que tu gardes ton téléphone chargé. Et tu rentres avant la tombée de la nuit.
Je hoche la tête. Obéissante. Sage. L’image parfaite de la fille responsable.
Mais dans ma tête, c’est un tout autre film.
Demain, je serai dans son monde. Dans son espace. Peut-être dans sa chambre. Je pourrai voir ce qu’il lit, ce qu’il écoute, ce qu’il cache. Je pourrai observer les murs qu’il a construits autour de lui. Et s’il ne me laisse pas entrer… je les briserai un à un.
Je suis celle qui a attendu dans l’ombre, patiemment. Celle qui a regardé, noté, compris. Les autres sont passées sans laisser de trace. Moi, je vais m’ancrer. Je vais devenir indispensable.
Je regarde mes parents. Ils parlent maintenant d’un documentaire vu la veille. Ils rient doucement. Le monde tourne toujours, apparemment. Tout semble paisible, routinier.
Mais ils ne savent pas ce que demain va déclencher.
Ils ne savent pas que leur fille ne rentrera peut-être pas tout à fait la même.
Parce que demain, à 14h, chez Luca… tout changera.
Et rien ne pourra plus revenir en arrière.
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