Le soleil n’était pas encore tout à fait levé, mais le ciel avait déjà perdu cette teinte gris acier du matin.
Sara ouvrit les yeux bien avant que son réveil ne sonne.
Elle n’avait pas dormi. Elle ne dormait jamais vraiment.
Elle avait fermé les paupières, compté les respirations, écouté les bruits du bâtiment, mémorisé les pas du voisin de droite, les éclats de voix de l’étudiante qui pleurait au téléphone dans le couloir à deux heures du matin. Elle avait laissé ses pensées tourner, se heurter, s’enchevêtrer. Comme toujours.
Elle sortit du lit d’un seul mouvement. Pas de lenteur, pas d’hésitation. Le silence était une armure, et elle le portait mieux que n’importe quel uniforme.
Un jean noir. Un t-shirt gris. Des bottes de combat. Pas de maquillage. Pas de parfum. Juste sa présence nue, brute.
Elle attrapa son carnet noir sur la table de chevet, l’ouvrit à la deuxième page.
Elle griffonna :
> Jour 2. Rien n’a explosé. Pas encore.
Puis elle referma le carnet et le glissa dans sa poche intérieure, comme une arme cachée.
Elle sortit.
Le campus était presque vide à cette heure-là. Seuls les coureurs matinaux et les insomniaques studieux arpentaient les chemins entre les bâtiments historiques, leurs pas avalés par les feuilles humides et les souvenirs fantômes d’une centaine de générations passées par là.
Sara marcha jusqu’à la cafétéria. Non pas pour manger, mais pour observer.
L’odeur de bacon trop gras, de café brûlé et de viennoiseries industrielles lui donna la nausée. Elle traversa la salle d’un pas rapide et se contenta d’une bouteille d’eau.
Une étudiante blonde lui sourit timidement. Sara ne répondit pas.
Elle ne répondait jamais aux sourires sans raison.
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Dans son deuxième cours de la journée, Neurosciences et responsabilité juridique, elle s’assit à la même place que la veille : rangée du fond, coin droit, face à la sortie.
Elle avait déjà lu tout le programme. Elle aurait pu donner le cours.
Mais elle restait là, droite, attentive, le regard fixé sur le professeur, non pas par respect, mais par discipline.
Apprendre, c’était facile.
Supporter les gens, beaucoup moins.
Le professeur — un homme chauve à lunettes aux gestes trop larges — parlait avec passion du lien entre le cortex préfrontal et la notion de culpabilité pénale.
Sara annotait mentalement les inexactitudes.
Une fille devant elle mâchait un chewing-gum bruyamment.
Un garçon faisait glisser son stylo sur la table dans un rythme syncopé.
Une tension lui monta à la gorge.
Elle sortit discrètement ses écouteurs, les plaça dans ses oreilles sans musique.
Juste une barrière. Un mensonge silencieux pour que le monde lui fiche la paix.
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À midi, elle retourna dans sa chambre. Sa colocataire n’était toujours pas arrivée.
Une chance.
Sara redoutait ce moment. Le moment où il faudrait partager l’espace, feindre l’ouverture, raconter des demi-vérités. Elle détestait mentir, mais elle détestait encore plus dire la vérité.
Elle ouvrit son ordinateur. Interface vide. Terminal noir.
Elle tapota quelques lignes de code, accéda au serveur interne de l’université. Pas pour tricher. Pour vérifier.
Elle voulait savoir qui étaient ses professeurs. Leurs publications. Leurs affiliations. Leurs failles.
Elle voulait tout savoir, toujours.
La vérité, c’était du pouvoir.
Elle referma l’ordinateur, se leva, ouvrit un tiroir.
Elle y trouva un paquet de nouilles instantanées.
Elle sourit. À moitié.
C’était à peu près tout ce qu’elle savait préparer.
Les ramens et… les ramens.
Un jour, elle avait essayé de cuire du riz. Ça avait fini en pâte collante, noire sur les bords. Une autre fois, elle avait tenté des œufs. Ils avaient explosé dans le micro-ondes.
Elle mit de l’eau à chauffer, les gestes mécaniques, et pensa fugacement que c’était peut-être le seul domaine de la vie où elle était totalement incompétente.
Elle avala les nouilles à moitié cuites devant la fenêtre, sans vraiment sentir le goût. Manger n’était qu’une fonction vitale, une routine à maintenir. Rien de plus.
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Dans l’après-midi, elle explora la bibliothèque principale.
C’était un labyrinthe de bois ancien, de vitrines poussiéreuses et de silence chargé. Elle s’y sentit étrangement bien.
Elle passa plus de deux heures à feuilleter des ouvrages en criminologie, en médecine légale, en droit international.
Elle recopia des extraits. Pas parce qu’elle en avait besoin, mais pour garder ses mains occupées. Pour ne pas penser.
Elle repéra une section peu fréquentée. En haut, à droite, entre deux étagères : Langues anciennes et codées.
Elle s’arrêta sur un manuel de Trigedasleng. Elle le connaissait déjà par cœur, mais le toucher lui donna une impression de familiarité rassurante. Comme un clin d’œil à une version plus jeune d’elle-même, celle qui apprenait des langues fictives pour fuir la sienne.
Elle s’assit là, entre deux étagères, à même le sol, et feuilleta le livre.
Son téléphone vibra.
Un numéro inconnu.
Elle ne répondit pas. Elle ne répondait jamais aux appels inconnus.
Un message s’afficha quelques secondes plus tard.
> “T’as cru qu’changer de continent allait t’effacer ?”
Elle sentit le sang quitter son visage.
Elle écrasa l’écran. L’effaça. Le bloqua. Mais son cœur avait déjà ralenti, comme avant l’impact d’un coup.
Ils avaient retrouvé son numéro.
Ou il l’avait retrouvé.
Elle ferma les yeux. Respira. Compta jusqu’à sept.
Ce n’était qu’un message. Qu’un écran. Qu’une menace vide.
Mais elle savait, mieux que quiconque, que les ombres ne disparaissent jamais totalement.
Elles changent juste de forme.
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Le soir venu, elle retourna dans sa chambre.
Quelqu’un avait laissé un mot sur son lit.
> “Salut ! Je suis ta coloc ! Je m’appelle Zoey, je suis de Boston ! Je dors chez mon copain cette semaine mais on se croisera vite j’espère !”
Le mot était accompagné d’un cookie emballé et d’un petit smiley dessiné au marqueur rose.
Sara resta debout, figée, le mot entre les doigts.
Elle ne savait pas quoi en faire. Pas quoi ressentir.
Elle finit par poser le mot dans un tiroir et le referma. Lentement.
Elle jeta le cookie à la poubelle.
Pas par méchanceté.
Par instinct.
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Avant de dormir, elle reprit son carnet noir.
Elle écrivit :
> Jour 2 – Harvard est propre. Trop propre.
Mais même les murs désinfectés ont des ombres.
Et au-dessous :
> Je ne suis pas ici pour guérir.
Je suis ici pour survivre plus longtemps que la dernière fois.
Elle se glissa dans son lit sans bruit, le dos tendu, les poings fermés.
Demain serait un autre jour.
Un jour de plus à jouer l’illusion d’une vie normale.
Un jour de plus sans mourir.
Et ça, pour elle, c’était déjà une victoire.
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