Le Lac d’Elyana
Le vent avait un parfum étrange ce soir-là.
Quelque chose entre la pomme verte et la menthe sauvage.
Dans les profondeurs de la forêt d’Ethelia, la nuit ne dormait pas.
Au bord d’un lac oublié, caché entre les montagnes,
une jeune femme effleurait la surface de l’eau du bout des doigts.
Des ondulations dorées s’en échappaient, comme si la lumière elle-même répondait à sa présence.
Elle s’appelait Elyana.
Fille de la sève.
Héritière d’Althéa, la première Nymphe.
Sa peau avait la douceur des pétales.
Ses cheveux, châtain clair, brillaient comme de l’or au crépuscule.
Mais elle n’était pas là pour communier avec ses ancêtres.
Quelque chose l’avait appelée.
Quelqu’un.
Elle s’arrêta. Sans se retourner, elle murmura :
— Tu ne devrais pas être ici.
Un instant de silence. Puis une voix masculine, douce et curieuse :
— Et toi… tu parles ?
Je croyais que les esprits de la forêt ne faisaient que chanter…
Elle sourit.
Pour la première fois depuis longtemps, ce sourire n’était pas un masque.
Il était vrai.
Son nom à lui, c’était Darian Vellor.
Cartographe.
Humain.
Envoyé en mission dans les zones interdites d’Ethelia.
Il s’était perdu…
Mais c’est elle qu’il avait trouvée.
Les légendes disaient qu’aucun homme ne revenait d’aussi loin dans la forêt.
Darian n’y croyait pas.
Jusqu’à ce qu’il la voie.
⸻
Le deuxième soir, il la surprit en train de se baigner dans le lac.
Ses cheveux flottaient autour d’elle comme des algues dorées.
Leurs regards se croisèrent.
Juste une seconde.
Puis elle disparut.
Le lendemain, il revint.
Et elle aussi.
— Pourquoi es-tu revenu ? demanda-t-elle.
— Pour être sûr que je ne t’avais pas rêvée.
Elle pencha la tête, un éclat amusé dans les yeux.
— Et si tu me rêvais encore ?
— Alors je ne veux plus jamais me réveiller.
Elle ne répondit pas.
Mais elle resta.
⸻
Pendant sept soirs, ils se retrouvèrent au même endroit.
Quand le soleil caressait la surface de l’eau et que le monde devenait ambre.
Ils ne se touchaient pas.
Il lui apportait des fruits de son monde.
Elle lui offrait des fleurs qu’il n’avait jamais vues.
Ils parlaient.
De leurs royaumes.
De leurs blessures.
De ce qu’ils avaient fui.
Il l’appelait Dame des Reflets.
Elle l’appelait l’Homme aux cartes sans route.
Le cinquième soir, il tendit la main, toucha l’eau près d’elle.
Elle ne bougea pas.
Le sixième, elle posa sa main sur la sienne.
Sa peau était tiède, vivante, douce comme une feuille chauffée par le soleil.
Le septième soir, elle chuchota, la voix tremblante :
— Si je restais…
Si je te laissais m’aimer…
Tu le ferais, vraiment ? Sans te retenir ?
Il ne répondit pas tout de suite.
Il s’approcha.
Posa ses mains contre son visage, doucement, comme si elle allait s’évaporer.
— Je ne saurais pas faire autrement.
Et elle l’embrassa.
⸻
Ils se voyaient en secret.
Leur amour était une parenthèse volée entre deux mondes que tout opposait.
Un soir de pluie, il la serra contre lui, son front posé sur ses cheveux mouillés.
— Je ne veux plus que tu disparaisses quand la nuit tombe.
Reste avec moi à l’aube.
Elle répondit à peine, sa voix comme un souffle contre sa poitrine :
— Tu es un homme.
Moi, une Nymphe.
On ne nous autorise pas à rêver.
— Alors fuyons les lois.
Je ne veux pas d’un trône.
Je veux un foyer. Avec toi.
Elle ne répondit pas.
Mais dans ses yeux brillait déjà la peur de perdre ce qu’elle n’avait pas encore osé choisir.
Loin du Chant, près du Cœur
Le silence dans la Salle des Racines était plus lourd qu’un orage.
Les anciens du Conseil étaient assis en cercle, immobiles, sous la lumière verte filtrée par les branches sacrées.
Leurs regards étaient tournés vers Elyana, et dans ce silence, chaque souffle qu’elle osait semblait faire trembler la terre elle-même.
— Tu as trahi ta lignée, Elyana d’Ethelia.
La voix grave d’un ancien résonna dans le creux de l’arbre millénaire.
— Tu as uni ton essence à celle d’un humain.
— Tu as brisé les lois anciennes.
Elyana ne détourna pas les yeux.
Pas cette fois.
Son ventre, déjà doucement arrondi, reposait contre ses bras croisés.
Sa fille grandissait en elle.
Et dans son regard… il n’y avait ni regret, ni honte.
— J’ai aimé.
Sa voix était calme.
— L’amour ne demande pas la permission des racines.
Un murmure agita le Conseil.
Certains anciens baissèrent les yeux.
D’autres secouèrent la tête, indignés.
La Doyenne se leva.
Ses doigts osseux tremblaient légèrement alors qu’elle prononçait la sentence :
— Tu es bannie.
— Ton nom sera effacé du Chant.
— Tu n’as plus de liane dans notre arbre.
Elyana resta droite.
Elle aurait pu pleurer.
Elle aurait pu supplier.
Mais elle ne fit rien de tout cela.
Elle se retourna, le dos droit, et quitta la salle sans un mot pour le passé.
⸻
Dehors, Darian l’attendait.
La rosée trempait son manteau.
Ses cheveux étaient en bataille, ses yeux pleins d’inquiétude.
Il n’avait pas entendu la sentence.
Mais il l’avait devinée dans sa démarche.
— Ils t’ont chassée ? murmura-t-il.
Elle hocha la tête.
Sans dire un mot, il s’avança et l’enlaça. Longuement. Fortement. Comme s’il pouvait la retenir contre tout.
Puis il s’agenouilla devant elle.
Une main posée sur son ventre,
l’autre serrant la sienne.
— Tu ne porteras jamais seule le poids de leur rejet.
— Toi, notre fille, notre foyer… Je vous protégerai jusqu’à mon dernier souffle.
Elyana sentit une fissure dans sa muraille.
Une brèche dans ses défenses.
Elle s’accroupit à son tour.
Leurs visages n’étaient plus qu’à quelques centimètres.
Il prit son visage entre ses paumes.
Ses yeux brûlaient de sincérité.
— Tu es ce qu’ils ont oublié, Elyana.
— La lumière. Le courage. La tendresse.
— Moi, je ne suis qu’un homme… Mais tant que je vivrai, personne ne vous fera de mal.
Et cette fois, les larmes coulèrent.
Elle l’embrassa.
Un baiser vrai.
Un baiser profond, comme une prière adressée à une étoile qu’elle croyait perdue.
— Alors partons, murmura-t-elle.
— Loin d’ici. Là où le chant des arbres ne juge pas. Là où on pourra s’aimer… libres.
Darian acquiesça.
— Je connais un lieu.
— Une vallée cachée entre les montagnes. Hors des cartes. Protégée par la brume d’un ancien glacier. Là-bas, le monde se tait. Là-bas, tu redeviendras libre.
⸻
Ils partirent cette nuit-là.
Ce que Darian avait promis…
était au-delà des rêves d’Elyana.
Entre deux chaînes de montagnes,
se trouvait la Vallée du Cristal Brumeux.
Un lieu oublié du monde.
Un berceau tissé de paix.
À l’aube, les gouttes suspendues aux fleurs rares y brillaient comme du verre poli.
Il n’y avait pas de magie, ni de chasseurs, ni de lois anciennes.
Rien que le chant des oiseaux,
le murmure des cascades,
et le souffle apaisé du vent dans les pins bleus.
Ils bâtirent leur foyer contre un rocher en forme de croissant de lune.
Une maison simple, entourée de vignes sauvages et d’arbres fruitiers.
Elyana retrouva peu à peu la paix.
Son ventre s’arrondissait.
Et chaque soir, Darian chantait pour elle.
Il sculptait, écrivait, la berçait de sa voix et de ses mains aimantes.
Ils dormaient enlacés sous un ciel d’argent.
Convaincus que rien ne pourrait les atteindre ici.
Mais les ténèbres…
trouvent toujours un chemin vers la lumière.
L’Éveil et l’Ombre
Le temps s’écoulait doucement dans la vallée.
Comme une rivière tiède, caressant les pierres.
Ici, les saisons parlaient à voix basse.
Les feuilles tombaient sans bruit.
Les fleurs naissaient en silence.
Et la nuit… sentait la lavande sauvage.
C’est là qu’Aeliah grandissait.
Loin des royaumes.
Loin des guerres.
Fille d’un amour interdit,
née entre deux mondes.
Mais elle ne le savait pas encore.
⸻
À sept ans, Aeliah courait comme le vent.
Pieds nus, cheveux emmêlés,
elle connaissait chaque racine, chaque pierre du sentier bordant la maison.
Elle avait les yeux de sa mère : dorés, profonds, vivants.
Et le rire de son père : clair, éclatant comme une cascade.
Ses journées passaient entre jeux, lectures, découvertes.
Darian lui apprenait à lire les cartes,
à reconnaître les constellations,
à deviner les vérités cachées derrière les silences.
Elyana, elle, lui transmettait autre chose.
Quelque chose de plus ancien. De plus instinctif.
— La magie n’est pas un pouvoir, Aeliah,
murmurait-elle un soir en tressant ses cheveux.
— C’est un lien. Un dialogue avec la nature. Tu dois l’écouter… avant de lui parler.
Et Aeliah écoutait.
Les ruisseaux. Les feuilles. Même les pierres.
Elle faisait naître des fleurs du bout des doigts.
Dessiner la brume dans l’air.
Faire danser les ombres, parfois. Juste pour s’amuser.
Mais jamais au-delà de ce que sa mère autorisait.
La magie était un secret.
Un souffle qu’on garde sous la langue.
⸻
Ce soir-là, le ciel doré glissait doucement entre les arbres.
Elyana avait préparé un cercle de pierres,
près du vieux cerisier à l’orée de la clairière.
— Ce soir, je vais t’enseigner la lumière intérieure, dit-elle avec douceur.
Aeliah s’assit, les jambes croisées. Silencieuse. Concentrée.
Elyana traça dans l’air une spirale. Une feuille faite d’énergie pure.
Elle brillait doucement, verte, vivante.
— Ferme les yeux.
— Cherche la chaleur dans ton ventre.
— C’est là que vit ta sève.
La petite inspira lentement.
Dans ce calme suspendu, une lumière verte s’éveilla entre ses paumes.
Tremblante. Fragile. Mais réelle.
Elyana sourit.
Elle allait parler. L’encourager.
Mais soudain… elle se figea.
Son instinct hurlait.
Quelque chose approchait.
⸻
Elle se leva d’un bond.
Un geste vif. Un souffle coupé.
Elle éteignit la lumière d’un simple mouvement.
— Aeliah. Rentre à la maison. Maintenant.
— Maman, pourquoi— ?
— Va ! Maintenant !
La petite courut.
Sans poser de question.
Elyana fit face aux bois.
Le vent avait changé.
Elle sentait le métal. Le cuir. Et la peur.
Trois silhouettes.
Des hommes, dissimulés dans l’ombre.
Armés. Vêtus de sombre.
Ils n’étaient pas là par hasard.
Leurs regards s’étaient fixés sur elle.
— Une sorcière… souffla l’un.
— Non. Une Nymphe.
— Et la petite… ?
⸻
Face à eux, Elyana ne bougea pas.
Elle n’avait ni arme, ni renfort.
Mais la magie dans l’air venait de changer.
Elle vibrait. Elle grondait.
Elle avertissait.
Les hommes échangèrent un regard nerveux.
Leurs doigts tremblaient légèrement sur leurs poignées.
— C’est… mieux si on s’en va, murmura l’un.
Sa voix n’était qu’un souffle de panique.
Sans attendre, les trois silhouettes reculèrent.
Fuyant à travers les feuillages.
Maladroits. Bruyants. Inquiets.
Leurs pas résonnaient dans la nuit.
Elyana ne les suivit pas.
Elle resta là. Immobile.
Mais son cœur battait à tout rompre.
Ses bras se refermèrent contre elle-même.
Comme pour contenir une peur trop ancienne.
Ils reviendront, pensa-t-elle.
Et cette pensée suffit à briser l’illusion.
La paix fragile de la vallée…
venait de se fendre.
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