Il y a pire que d’être coincée au milieu de nulle part pendant un énorme orage.
Par exemple, j’aurais pu être poursuivie par un ours enragé parti pour me déchiqueter en dix mille morceaux sanguinolents. Ou être attachée à une chaise dans un obscur sous-sol et forcée d’écouter « Barbie Girl » d’Aqua en boucle jusqu’à préférer me rogner le bras pour me libérer plutôt que d’entendre cette scie une fois de plus.
Mais ce n’est pas parce que les choses auraient pu être pires qu’elles ne craignent pas déjà à mort.
Stop. Pense positif.
– Une voiture va arriver… maintenant.
Les yeux fixés sur mon téléphone, je ravale ma frustration lorsque l’application m’assure qu’elle est « en attente d’un chauffeur », comme c’est déjà le cas depuis une demi-heure.
En temps normal, j’aurais été moins stressée par la situation, vu que j’ai au moins un téléphone qui fonctionne et un Abribus pour me protéger à peu près de la pluie battante. Seulement la fête d’adieu de Josh commence dans une heure, je dois encore récupérer son gâteau surprise à la pâtisserie et il fera bientôt nuit. Je suis peut-être le genre de fille à voir le verre à moitié plein, m’enfin, je ne suis pas idiote non plus. Personne, et surtout pas une étudiante sans aucune compétence en matière de sports de combat, n’a envie de se retrouver seul au milieu de nulle part après la tombée de la nuit.
J’aurais dû les prendre, ces cours d’autodéfense avec Jules, comme elle me l’avait suggéré.
Mentalement, je fais défiler la courte liste de mes options. Le bus qui s’arrête à cet endroit ne circule pas le week-end et la plupart de mes amis ne possèdent pas de voiture. Bridget m’a proposé un service de voituriers, mais elle assiste à un événement à l’ambassade jusqu’à 19 h. Mon application de covoiturage ne fonctionne pas, et je n’ai pas vu une seule voiture passer depuis le début de l’averse. Non pas que j’aurais fait du stop, de toute façon – j’ai vu assez de films d’horreur, merci beaucoup.
Il ne me reste qu’une seule option, à laquelle je ne tiens vraiment, vraiment pas, mais on ne peut pas toujours faire la fine bouche.
J’affiche son contact dans mon téléphone, récite une prière silencieuse, et j’appuie sur le bouton d’appel.
Une sonnerie. Deux sonneries. Trois.
Allez, décroche. Ou pas. Je ne sais pas trop ce qui serait le pire : me faire assassiner ou avoir affaire à mon frère. Bien sûr, il y a toujours la possibilité que le frère en question me tue lui-même pour m’être fourrée dans une situation pareille, mais je m’occuperai de ce problème plus tard.
– Qu’est-ce qui ne va pas ?
Je grimace en entendant cette phrase d’accueil.
– Bonjour à toi aussi, mon très cher frère. Qu’est-ce qui te fait penser que quelque chose ne va pas ?
Josh lâche un ricanement nasal.
– Euh… ben recevoir un coup de fil de ta part. Tu n’appelles jamais sauf si tu as des problèmes.
Exact. On préfère les textos, et puis, on est voisins – pas mon idée, soit dit en passant –, donc on n’a pas souvent à échanger des messages non plus.
– Je ne dirais pas que j’ai « des problèmes », je nuance. Disons plutôt que je suis… en carafe. Je n’ai pas de transports publics à proximité et je ne trouve pas de covoiturage.
– Punaise, Ava. Où tu es ?
Je le lui indique.
– Qu’est-ce que tu fous là-bas ? C’est à une heure du campus !
– N’en fais pas des caisses. J’ai eu un shooting de photos de fiançailles, et ça se trouve à trente minutes en voiture. Quarante s’il y a de la circulation.
Le tonnerre gronde, secouant les branches des arbres voisins. Je grimace et recule un peu plus sous l’Abribus – non que ça y change grand-chose, la pluie venant de côté. Elle m’éclabousse de gouttelettes si drues qu’elles me piquent en touchant ma peau.
Un bruit me parvient du côté de Josh, suivi d’un léger gémissement.
Je me tais, pensant d’abord avoir mal entendu, mais non, ça recommence. Un autre gémissement.
J’écarquille les yeux, horrifiée.
– Ne me dis pas… que tu es pleine partie de jambes en l’air au moment où on se parle ! je m’exclame, en baissant la voix, même si je suis seule.
Le sandwich que j’ai englouti avant de partir pour mon shooting menace de faire son grand retour. Il n’y a rien – je dis bien « rien » – de plus dégueulasse que d’entendre un membre de sa famille en plein coït. Cette seule pensée me donne des haut-le-cœur.
– Techniquement, non, je m’entends répondre par un Josh apparemment sans remords.
Le mot « techniquement » me semble des plus tirés par les cheveux, en l’occurrence. Pas besoin d’être un génie pour déchiffrer la réponse vague de Josh. Il n’est peut-être pas en pleine relation sexuelle, mais il se passe quelque chose, sans l’ombre d’un doute, et je n’ai aucune envie de savoir quoi.
– Josh Chen…
– Hé, c’est toi qui m’as appelé !
Il a dû couvrir son téléphone avec sa main, parce que ses mots suivants me parviennent étouffés. J’entends un rire, doux et féminin, suivi d’un petit cri aigu qui me donne envie de me laver les oreilles, les yeux, le cerveau à l’eau de Javel.
– Un des gars a pris ma voiture pour aller acheter de la glace, poursuit Josh, d’une voix de nouveau nette. Mais ne t’inquiète pas, je m’occupe de toi. Envoie-moi ta position exacte et garde ton téléphone près de toi. Tu as toujours le spray au poivre que je t’ai acheté pour ton anniversaire l’année dernière ?
– Oui. Merci bien, au fait.
Je voulais un nouveau sac photo, au lieu de quoi Josh m’a acheté un pack de huit bombes de spray au poivre. Je n’en ai jamais utilisé une seule, ce qui signifie que le pack entier – moins celle qui est dans mon sac – est gentiment rangé au fond de mon placard.
Mais mon sarcasme passe au-dessus de la tête de mon frère. Pour un étudiant en médecine, il peut se montrer assez obtus.
– Je t’en prie. Ne bouge pas, il sera bientôt là. On parlera de ton manque total d’instinct de conservation plus tard.
– Je me conserve, je proteste. (C’est le bon mot ?) Ce n’est pas ma faute s’il n’y a pas… attends, qui ça, « il » ? Josh !
Trop tard. Il a déjà raccroché.
Imaginez ça : la seule fois où je veux qu’il détaille son propos, il me largue pour une de ses sex friends. Je suis surprise qu’il n’ait pas paniqué plus que ça, connaissant le degré de surprotection dont Josh fait montre en temps normal – c’est pour lui qu’on a inventé l’ajout du « sur » dans le mot, en fait. Depuis « l’Incident », il a pris sur lui de s’occuper de moi comme s’il était mon frère et mon garde du corps à la fois. Bon, je ne peux pas l’en blâmer, notre enfance ayant été une version de « cent nuances de bordel », du moins c’est ce qu’on m’a dit, et je l’aime à la folie. N’empêche, son inquiétude constante peut être un peu too much.
Assise de biais sur le banc, je serre mon sac contre moi, dont le cuir craquelé réchauffe ma peau pendant que j’attends de voir se pointer le mystérieux « il ». Ça peut être n’importe qui. Josh ne manque pas d’amis. Il a toujours été M. Populaire, joueur de basket, président du corps lycéen et roi de la fête du bahut, puis membre de fraternité Sigma et superstar du campus à l’université.
Je suis son opposé. Pas impopulaire en soi, mais je me tiens à l’écart des projecteurs et je préfère avoir un petit groupe d’amis proches plutôt qu’un grand groupe de vagues connaissances. Là où Josh est le roi de la fête, je reste assise dans un coin à rêvasser à tous les endroits que j’aimerais visiter, mais où je n’irai probablement jamais. Pas si ma phobie a son mot à dire.
Ma fichue phobie. Je sais que c’est psychologique, pourtant je l’éprouve comme une entité physique. La nausée, le cœur qui s’emballe, la peur paralysante qui transforme mes membres en bidules inutiles et gelés…
Le bon côté des choses, c’est qu’au moins je n’ai pas peur de la pluie. Les océans, les lacs et les piscines, je peux les éviter, mais la pluie… ouais, ça serait compliqué.
Je ne sais pas combien de temps je reste blottie sous le minuscule Abribus, à maudire mon manque de prévoyance quand j’ai refusé l’offre des Grayson de me ramener en ville après notre shooting. Je ne voulais pas les déranger, et j’ai pensé pouvoir appeler une voiture et être de retour sur le campus de Thayer en une demi-heure. Seulement voilà, les cieux se sont ouverts juste après le départ du couple et… ben voilà où j’en suis.
La nuit tombe. Les gris doux se mêlent aux bleus froids du crépuscule, et une partie de moi s’inquiète que le mystérieux « il » ne se montre pas, mais Josh ne m’a jamais laissée tomber. Si l’un de ses amis ne vient pas me chercher comme il le lui a demandé, le lâcheur n’aura plus de jambes en état de marche demain. Josh est étudiant en médecine, mais il n’a aucun scrupule à utiliser la violence quand la situation l’exige, surtout si la situation en question m’implique.
Le faisceau lumineux d’une paire de phares fend la pluie. Je plisse les yeux, le cœur battant à la fois sous l’effet de la curiosité et de la méfiance, tandis que j’évalue mes chances : la voiture appartient-elle à mon chauffeur ou à un psychopathe potentiel ? Cette partie du Maryland est plutôt sûre, mais on ne sait jamais.
Lorsque mes yeux s’adaptent à la lumière, je me relâche enfin, soulagée, avant de me raidir de plus belle deux secondes plus tard.
La bonne nouvelle ? Je viens de reconnaître l’élégante Aston Martin noire qui se dirige vers moi. Elle appartient à l’un des amis de Josh, ce qui signifie que je ne finirai pas dans la rubrique des faits divers.
La mauvaise nouvelle ? Le conducteur de l’Aston Martin est la dernière personne dont j’avais envie – ou que j’attendais – pour venir me chercher. Pas le genre de gars « Je vais rendre service à mon pote et sauver sa petite sœur en détresse. » Non, lui est du genre : « Regarde-moi de travers et je te détruis, toi et tous ceux que tu aimes. » Et il s’en chargerait en restant tellement calme et beau gosse que tu ne remarquerais même pas que ton monde part en flammes autour de toi, avant d’être réduit à un tas de cendres à ses pieds chaussés de Tom Ford.
Je passe le bout de ma langue sur mes lèvres sèches alors que la voiture s’arrête devant moi et que la fenêtre du passager s’ouvre.
– Monte.
Il n’a pas élevé la voix – il n’élève jamais la voix –, mais je l’entends quand même distinctement par-dessus la pluie.
Alex Volkov est une force de la nature à lui tout seul et j’imagine que même les éléments s’inclinent devant lui.
– J’espère que tu n’attends pas que je t’ouvre la portière, lance-t-il en voyant que je ne bouge pas.
Cette situation a l’air de le ravir autant que moi.
Quel gentleman !
Je pince les lèvres et ravale une réplique sarcastique, préférant me lever du banc pour me réfugier dans la voiture. À l’intérieur, ça sent le frais et le fric, sorte de mélange d’eau de toilette épicée et de cuir italien de qualité. N’ayant ni serviette ni quoi que ce soit à poser sur mon siège pour ne pas endommager cet intérieur coûteux en m’asseyant, il ne me reste qu’à prier.
– Merci d’être venu me chercher. J’apprécie, dis-je pour tenter de briser le silence glacial.
Ce à quoi j’échoue. Lamentablement.
Alex ne répond pas, il ne m’adresse même pas un regard alors qu’il négocie les virages et les courbes glissantes de la route menant au campus. Il conduit de la même façon qu’il marche, parle et respire : stable et maîtrisée, avec une pointe d’agressivité sous-jacente qui avertit les personnes assez stupides pour envisager de l’agacer que ce serait leur condamnation à mort.
Il est l’exact opposé de Josh, raison pour laquelle je continue de m’étonner qu’ils puissent être aussi amis. Personnellement, je pense qu’Alex est un connard. Il doit avoir des circonstances atténuantes, genre un traumatisme psychologique, pour être devenu le robot insensible qu’il est aujourd’hui. D’après les bribes que j’ai glanées auprès de Josh, l’enfance d’Alex a été encore pire que la nôtre, même si je n’ai jamais réussi à obtenir plus de détails. Tout ce que je sais, c’est que les parents d’Alex sont morts quand il était jeune, lui laissant un tas d’argent dont il a quadruplé la valeur lorsqu’il a reçu son héritage, à l’âge de dix-huit ans. Non pas qu’il en ait eu besoin, vu qu’il a inventé un nouveau logiciel de modélisation financière qui a fait de lui un multimillionnaire, avant même qu’il ait atteint l’âge de voter.
Avec un QI de 160, Alex Volkov est un génie, ou pas loin. Il a été le seul étudiant dans l’histoire de Thayer à terminer son programme conjoint de licence et MBA en trois ans au lieu des cinq habituels et, à l’âge de vingt-six ans, il est président d’une des sociétés de développement immobilier les plus prospères du pays. Bref, il est une légende et il le sait.
Pendant ce temps, moi, je trouve déjà que je m’en sors bien, si je n’oubliais pas de manger tant je jongle entre mes cours, mes activités extrascolaires et mes deux boulots : l’accueil à la galerie McCann et mon activité secondaire de photographe pour qui veut bien m’engager. Remises de diplômes, fiançailles, fêtes d’anniversaire de chiens, je fais tout.
– Tu vas à la fête de Josh ? je tente encore.
Ce silence me tue.
Alex et Josh sont meilleurs amis depuis qu’ils ont partagé la même chambre à Thayer, huit ans plus tôt, et chaque année, depuis, Alex a été invité chez moi pour Thanksgiving, les fêtes et les vacances. Pourtant je ne le connais toujours pas. Alex et moi n’échangeons pas, à moins que ça ne concerne Josh, ou des phrases du genre : « Passe-moi les pommes de terre » au dîner.
– Oui.
Bon, OK. Pour la conversation, on repassera.
Mon esprit s’envole vers les millions de choses que j’ai à faire ce week-end. Retoucher les photos de la séance avec les Grayson, travailler ma candidature à la WYP, la bourse pour le Programme mondial de photographie pour la jeunesse, aider Josh à finir ses bagages après…
Merde ! J’ai oublié le gâteau de Josh.
Je l’ai commandé deux semaines plus tôt, parce que c’est le délai de livraison minimal chez Crumble & Bake. Et c’est le dessert préféré de Josh, un fondant aux trois chocolats noirs, glacé au caramel et fourré à la crème de chocolat. Il ne s’autorise normalement ce genre d’écart que le jour de son anniversaire, mais comme il quitte le pays pour un an, je me suis dit qu’il pouvait déroger à sa règle.
Je plaque le plus large et le plus étincelant sourire possible sur mon visage.
– Euh… Ne me tue pas, mais on doit faire un détour par Crumble & Bake.
– Non. On est déjà en retard.
Alex s’arrête à un feu rouge. On est de retour à la civilisation, je repère à travers la vitre dégoulinante de pluie les contours flous d’un Starbucks et d’un Panera Bread.
Mon sourire reste bien en place.
– C’est juste un petit détour. Ça prendra quinze minutes, au maximum. Je dois juste aller chercher le gâteau de Josh. Tu sais, le Death by Chocolate qu’il aime tant ? Il va passer une année en Amérique centrale, ils n’ont pas de C&B là-bas, et il part dans deux jours, donc…
– Arrête.
En voyant Alex serrer les doigts autour du volant, mon esprit fou, à la solde de mes hormones, se fixe sur leur beauté. Ça peut sembler dingue, parce que bon, qui a de beaux doigts ? Ben lui. Physiquement, tout en lui est beau. Des yeux vert de jade qui vous foudroient sous des sourcils sombres comme des éclats taillés dans un glacier ; une mâchoire bien découpée et des pommettes élégantes et sculptées ; une silhouette mince et des cheveux épais, brun clair, qui parviennent à avoir l’air à la fois hirsutes et parfaitement coiffés. Il ressemble à la statue qui avait pris vie, d’un musée italien.
L’envie folle me saisit de lui ébouriffer les cheveux comme je le ferais avec un enfant, pour qu’il cesse d’être aussi parfait – parce que c’est super énervant pour nous autres, simples mortels –, seulement je n’ai pas envie de mourir. Je gare donc les mains sur mes genoux.
– Si je t’emmène à Crumble & Bake, tu arrêteras de parler ?
Bon, il regrette déjà de m’avoir ramassée.
Un sourire étire mes lèvres.
– Si tu veux.
Il pince les lèvres.
– OK.
Yes !
Ava Chen : Un.
Alex Volkov : Zéro.
Dès que nous arrivons à la boulangerie, je détache ma ceinture et je suis déjà à moitié sortie de la voiture quand Alex m’attrape par le bras et me ramène sur mon siège. Contrairement à ce que j’aurais pu croire, ses doigts ne sont pas froids, ils sont brûlants, d’une chaleur qui me transperce la peau et les muscles pour aller se loger au creux de mon ventre.
Je déglutis péniblement. Fichues hormones !
– Quoi ? On est en retard et ils vont bientôt fermer.
– Tu ne peux pas sortir comme ça.
Un infime soupçon de réprobation abaisse les coins de sa bouche.
– Comme quoi ? je demande, confuse.
Je porte un jean et un tee-shirt, rien de scandaleux.
Alex incline la tête vers ma poitrine. Je baisse le regard et laisse échapper un horrible glapissement. Parce que mon tee-shirt… blanc plus mouillé égale : transparent. Et pas juste un peu transparent, du genre à laisser apercevoir le contour de mon soutien-gorge, si tu regardes assez attentivement. Non, là on est sur du complètement transparent. Soutien-gorge en dentelle rouge, tétons durcis – merci l’air conditionné – et tout le tralala.
Je croise les bras sur ma poitrine. Mon visage a dû prendre la même teinte que mon soutien-gorge.
– Je suis comme ça depuis le début ?
– Oui.
– Tu aurais pu me le dire.
– Je te l’ai dit. À l’instant.
Parfois, j’ai envie de l’étrangler. Vraiment. Et je ne suis même pas violente, comme fille. Je suis du genre à cesser de manger des biscuits en pain d’épice pendant des années après avoir vu Shrek, parce que j’ai l’impression de m’attaquer aux membres de la famille de P’tit Biscuit ou, pire, à P’tit Biscuit lui-même. Et pourtant, quelque chose chez Alex titille mon côté obscur.
J’expire un grand coup et je laisse retomber mes bras sans réfléchir, oubliant mon tee-shirt transparent, jusqu’à ce que le regard d’Alex redescende sur ma poitrine.
Là, mes joues s’enflamment de plus belle, mais j’en ai assez de rester assise à discuter avec lui. Crumble & Bake ferme dans dix minutes et l’heure tourne.
C’est peut-être le mec, la météo ou l’heure et demie que j’ai passée coincée sous un Abribus. En tout cas, ma frustration se déverse avant que je puisse la retenir.
– Au lieu de mater mes seins comme un connard, tu peux me prêter ta veste ? Parce que je veux vraiment récupérer ce gâteau pour envoyer mon frère, ton meilleur ami, dans son voyage au bout du monde avec style.
Mes mots restent suspendus dans l’air alors que je plaque une main sur ma bouche, horrifiée. Est-ce que je viens de prononcer le mot « seins » devant Alex Volkov et de l’accuser de me reluquer ? Et de le traiter de connard ?
Mon Dieu, si vous faites tomber la foudre sur moi maintenant, je ne vous en voudrai pas. Promis.
Alex cille légèrement. Réaction qui entre dans le top 5 des émotions visibles que je lui ai vues en huit ans, c’est déjà ça.
– Crois-moi, je ne mate pas tes seins, rétorque-t-il d’une voix assez glaciale pour transformer en glaçons les gouttes d’humidité encore sur ma peau. Tu n’es pas mon type, même si tu n’étais pas la sœur de Josh.
Aïe. Moi non plus, Alex ne m’intéresse pas, n’empêche qu’aucune fille n’aime se faire rembarrer par un membre du sexe opposé.
– Bref. Pas besoin non plus de faire ton salaud, je marmonne. Écoute, C&B ferme dans deux minutes. Laisse-moi juste emprunter ta veste et on pourra repartir.
J’ai prépayé en ligne, donc il ne me reste plus qu’à récupérer le gâteau.
Sa mâchoire se crispe légèrement.
– J’y vais. Tu ne descends pas de la voiture habillée comme ça, même avec ma veste.
Sur ces mots, Alex sort un parapluie de sous son siège et descend de voiture en un seul mouvement fluide. Il se meut comme une panthère, tout en grâce et en intensité, avec la précision d’un laser. S’il le voulait, il pourrait faire un tabac en tant que mannequin, mais je doute qu’il s’abaisse jamais à quelque chose d’aussi « gauche ».
Il revient moins de cinq minutes plus tard avec sous un bras la boîte à gâteaux rose et vert menthe, signature de Crumble & Bake. Il me lâche son butin sur les genoux, ferme son parapluie et quitte la place de parking en marche arrière sans même un clignement d’œil.
– Ça t’arrive de sourire, parfois ? je demande en jetant un coup d’œil à l’intérieur de la boîte pour m’assurer qu’ils n’ont pas raté ma commande. (Non. Un Death by Chocolate, un !) Ça pourrait aider, rapport à ta maladie.
– Quelle maladie ? demande-t-il avec l’air de s’ennuyer ferme.
– La balai-dans-le-cul-ite.
Je l’ai déjà traité de connard, alors une insulte de plus ou de moins…
Peut-être est-ce le fruit de mon imagination, mais je crois le voir esquisser un sourire, avant qu’il ne réponde par un « Non » complètement plat.
– C’est une maladie chronique, ajoute-t-il.
Mes mains se figent et j’en reste baba.
– Tu… Tu viens de faire une blague ?
– Explique-moi ce que tu fichais là-bas, déjà ?
Il élude ma question et change de sujet si rapidement que je manque me faire le coup du lapin.
Il a fait une blague. Je ne l’aurais pas cru si je ne l’avais pas entendu de mes propres oreilles.
– J’avais une séance de photos avec des clients. Il y a un joli lac à…
– Épargne-moi les détails. Je m’en fous.
Je lâche un grognement sourd.
– Et toi, qu’est-ce que tu fiches ici ? Je ne t’imaginais pas en chauffeur.
– J’étais dans le coin et tu es la petite sœur de Josh. Si tu mourais, il deviendrait moins sympa pour les sorties.
Sur ces mots, il s’arrête devant chez moi. Dans la maison voisine, c’est-à-dire celle de Josh, toutes les lumières sont allumées et je vois des gens danser et rire à travers les fenêtres.
– Josh a un goût atroce en matière d’amis, je lâche. Je ne sais pas ce qu’il te trouve. J’espère que ce balai que tu as dans le cul va endommager un organe vital. (Puis, parce qu’on m’a inculqué les bonnes manières, j’ajoute :) Merci pour le taxi.
Sur quoi je sors de la voiture, exaspérée par ce type. La pluie n’est plus qu’une bruine, ça sent la terre humide et les hortensias plantés dans un pot près de la porte d’entrée. Je vais prendre une douche, me changer, puis j’irai assister à la dernière partie de la fête de Josh. Avec un peu de chance, il ne me fera pas chier parce que je l’ai mis en retard ou parce que je le suis moi-même : je ne suis pas d’humeur.
Je ne reste jamais en colère longtemps, mais à ce moment-là, mon sang bout, et j’ai envie de frapper Alex Volkov au visage.
Il est si froid, si arrogant et… et… lui. C’est horripilant.
Au moins, je n’ai pas souvent affaire à lui. En général, Josh traîne avec lui en ville, et Alex ne va jamais à Thayer, même s’il en est un ancien élève.
Dieu merci. Si je devais le voir plus de quelques fois par an, je deviendrais folle
– On devrait aller en discuter dans un endroit plus… intime.
La blonde fait glisser ses doigts le long de mon bras, ses yeux noisette brillant d’une lueur aguicheuse tandis qu’elle passe sa langue sur sa lèvre inférieure.
– Ou pas, ajoute-t-elle. Selon ce dont tu as envie.
J’esquisse une ébauche de rictus – pas assez prononcé pour que l’expression puisse être qualifiée de sourire, mais assez pour signifier le fond de ma pensée : Tu n’as pas ce qu’il faut pour encaisser ce dont j’ai envie.
Malgré sa robe courte et moulante, ses paroles suggestives, elle m’a l’air du genre à attendre des mots doux et des ébats gentillets dans un lit.
Or, moi, je ne donne ni dans les mots doux ni dans les ébats gentillets.
Je baise d’une certaine façon, et seul un type de femme spécifique apprécie ce genre de trucs. Pas jusqu’au BDSM hardcore, mais pas doux non plus. Pas de baisers, pas de contact face à face. Les femmes acceptent, puis essaient de changer de direction à mi-chemin, alors j’arrête tout et je leur montre la porte. Je n’ai aucune patience avec les gens qui ne sont pas capables de s’en tenir à un accord.
Raison pour laquelle je me cantonne à une liste de partenaires entre lesquelles je tourne lorsque j’ai besoin de me soulager : les deux parties savent à quoi s’attendre.
La blonde ne figure pas sur cette liste.
– Pas ce soir, je réponds en faisant tournoyer le glaçon dans mon verre. C’est la fête de départ de mon ami.
Elle suit mon regard vers Josh, qui baigne comme un bienheureux dans sa version à lui des attentions féminines, à savoir trois femmes se pâmant devant lui. Lui est affalé sur le canapé, l’un des rares meubles restants après son déménagement en prévision de son année à l’étranger. De nous deux, il a toujours été le charmeur. Alors que je tape sur les nerfs de mes interlocuteurs, il les met à l’aise et son approche de la gent féminine est à l’opposé de la mienne. C’est plutôt « Plus on est de fous, plus on rit », selon Josh. Il a dû baiser la moitié de la population féminine de la zone métropolitaine de Washington DC, à l’heure qu’il est.
– Il peut se joindre à nous, propose la blonde, qui s’est rapprochée au point que ses seins m’effleurent le bras. Ça ne me dérange pas.
– Moi non plus, renchérit sa copine, une petite brune qui est restée silencieuse jusqu’à présent, mais qui me dévore des yeux comme un steak juteux depuis que j’ai franchi la porte. Lyss et moi, on fait tout ensemble.
Le sous-entendu n’aurait pas été plus clair si elle l’avait tatoué sur son profond décolleté.
La plupart des gars auraient sauté sur l’occasion, mais la conversation m’ennuie déjà. Rien ne me rebute plus que l’insistance, cette sorte de désespoir qui empeste plus encore que leur parfum.
Je ne prends même pas la peine de répondre. Au lieu de quoi, je passe la pièce en revue, à la recherche de quelque chose de plus intéressant. Si ça avait été une fête pour n’importe qui d’autre que Josh, j’aurais passé mon tour. Entre mon travail de président du Groupe Archer et mon… projet parallèle, j’ai assez à faire pour m’éviter des soirées inutiles. Mais Josh est mon meilleur ami, l’une des rares personnes dont je peux supporter la compagnie pendant plus d’une heure, et il part lundi pour une année sabbatique comme médecin bénévole en Amérique centrale. Alors je suis là, à faire semblant de ne pas m’ennuyer à mort.
Un rire retentit, attirant mon regard.
Ava. Bien sûr.
La petite sœur de Josh est si mignonne et si rayonnante, un vrai petit soleil, qu’on s’attend presque à voir sortir des fleurs de terre partout où elle pose le pied et une coterie d’animaux de la forêt qui la suivraient en chantant pendant qu’elle sautille dans les prés… ou s’adonne aux occupations des filles dans son genre.
Elle se tient dans un coin avec ses amies, le visage animé et radieux, rit du propos de l’une d’elles. Je me demande si son rire est authentique ou faux. La plupart des rires – tout comme la plupart des gens, d’ailleurs – sont faux. Ils se réveillent chaque matin et enfilent un masque en fonction de leur objectif du jour et de ce qu’ils veulent montrer au monde. Ils sourient aux gens qu’ils détestent, rient à des blagues pas drôles, lèchent le cul de ceux qu’ils espèrent secrètement détrôner.
Je ne juge pas. Comme tout le monde, j’ai mes masques, plusieurs couches de masques, même. Mais contrairement à tout le monde, j’ai autant d’intérêt pour le léchage de cul et la conversation que pour l’injection de Javel en intraveineuse.
Vu ce que je sais d’Ava, je devine son rire sincère, cependant.
Pauvre fille ! Le monde va la bouffer toute crue dès qu’elle sortira de la bulle Thayer.
Pas mon problème.
– Yo.
Josh apparaît à côté de moi, cheveux ébouriffés et bouche fendue sur un large sourire plein d’autosatisfaction. Ses pots de colle ont disparu… Ah non, au temps pour moi : elles sont bien là, à danser sur du Beyoncé comme si elles auditionnaient pour un poste au Strip Angel, au milieu d’un cercle de mecs à la langue pendante. Les hommes. Mon sexe gagnerait à soigner ses manières et à réfléchir un peu moins avec l’appendice qu’on a dans le slip.
– Merci d’être venu, mec. Désolé de ne pas t’avoir salué avant. J’étais… occupé.
– Je vois ça. (Je hausse un sourcil devant l’empreinte de rouge à lèvres à la commissure de sa bouche.) Tu as un petit quelque chose sur le visage.
Son sourire s’élargit encore un peu.
– Distinction honorifique. En parlant de ça, je ne vous interromps pas, au moins ?
Je jette un coup d’œil à la blonde et à la brune, qui se sont résignées à se peloter l’une l’autre, ayant échoué à susciter mon intérêt.
Je secoue la tête.
– Non. Cent dollars que tu ne survivras pas à une année complète, dans ton trou du cul du monde. Pas de femmes, pas de fêtes… Tu seras de retour avant Halloween.
Josh prend une bière non entamée dans une glacière et soulève l’opercule.
– Oh, homme de peu de foi. Il y aura des femmes, et la fête, elle me suit là où je vais. En fait, je veux justement te parler de ça. De mon départ, précise-t-il.
– Ne me dis pas que tu deviens sentimental. Si tu nous as acheté des bracelets d’amitié, je me casse.
Il s’esclaffe.
– Dans tes rêves, enfoiré. Tu pourrais me payer que je ne t’offrirais pas un bijou. Non, c’est à propos d’Ava.
Mon verre s’immobilise quelques secondes à un centimètre de mes lèvres, avant que je n’achève mon geste. Enfin, la douce brûlure du whisky descend dans ma gorge. Je déteste la bière, je lui trouve un goût de pisse, et comme c’est la boisson de prédilection aux fêtes de Josh, j’apporte toujours une flasque de Macallan quand je lui rends visite.
– Et donc ?
Josh et sa sœur sont proches, même s’ils se chamaillent tellement que j’ai parfois envie de leur scotcher la bouche. C’est comme ça, les frères et sœurs – le genre de relation dont je n’ai pas eu le loisir de faire l’expérience.
Le whisky vire à l’aigre dans ma bouche et je pose mon verre avec une grimace, d’autant que Josh est redevenu sérieux.
– Je suis inquiet pour elle, poursuit-il en se passant une main sur la mâchoire. Je sais que c’est une grande fille et qu’elle peut se débrouiller seule, sauf si elle se retrouve coincée au milieu de nulle part – merci d’être allé la chercher, au fait –, mais elle n’a jamais été seule aussi longtemps et elle a parfois tendance à être un peu trop… confiante.
J’ai une vague idée de là où Josh veut en venir, une idée qui ne me plaît pas. Mais alors pas du tout.
– Elle ne sera pas seule. Elle a ses amies.
J’incline la tête vers les amies en question. L’une d’elles, une rousse plantureuse avec une jupe dorée qui lui donne des airs de boule à facettes, choisit ce moment précis pour sauter sur la table et remuer son cul sur le morceau de rap que beuglent les haut-parleurs.
Josh ricane.
– Jules ? C’est un handicap, pas un soutien. Quant à Stella, elle est aussi naïve qu’Ava, et Bridget… eh bien, elle est plus raisonnable, mais elle est moins souvent là.
– Tu n’as pas besoin de t’inquiéter. Thayer ne craint pas, le taux de criminalité ici est proche de zéro.
– Oui, n’empêche que je me sentirais mieux si quelqu’un en qui j’ai confiance gardait un œil sur elle, tu vois le genre ?
Putain. Le train est lancé à fond vers un précipice et je ne peux rien faire pour l’arrêter.
– Je voulais t’épargner la chose, je sais que tu as plein de trucs à faire, mais elle a rompu avec son ex il y a quelques semaines, et depuis, il la harcèle. J’ai toujours su que ce type était une petite merde, mais elle ne voulait pas m’écouter. Bref, si tu pouvais veiller sur elle… juste histoire qu’elle ne se fasse pas tuer, kidnapper ou autre… Je te revaudrai ça.
– Tu m’es déjà redevable de toutes les fois où je t’ai sauvé les fesses, j’ironise.
– Ça t’a amusé, ne va pas prétendre le contraire. Tu es trop coincé parfois, fait-il avec son grand sourire. Donc, c’est oui ?
Je jette un nouveau coup d’œil à Ava. Je la regarde vraiment. Elle a vingt-deux ans, quatre de moins que Josh et moi, et elle réussit à faire à la fois plus jeune et plus vieille que son âge. Sans doute est-ce dû à la façon dont elle se comporte, comme si elle avait tout vu – le bon, le mauvais, le franchement laid – et qu’elle croyait encore au bien.
Aussi nunuche qu’admirable.
Elle doit sentir que je la fixe, car elle interrompt sa conversation et me regarde droit dans les yeux. Ses joues se teintent de rose quand elle constate que je ne détourne pas le regard. Elle a troqué son jean et son tee-shirt contre une robe violette qui tournoie autour de ses genoux.
Dommage. La robe est jolie, mais notre trajet en voiture me revient à l’esprit, ce tee-shirt mouillé qui la collait comme une seconde peau et ses tétons tendus sous le rouge décadent de son soutien-gorge en dentelle. Je n’ai pas menti quand je lui ai dit qu’elle n’était pas mon type, n’empêche que j’ai apprécié la vue. Je m’imagine soulevant ce tee-shirt, écartant son soutien-gorge avec mes dents et fermant la bouche autour de ces pointes durcies et douces à la fois…
Je m’arrache vite fait à ce fantasme déstabilisant. Bordel, c’est quoi mon problème ? On parle de la sœur de Josh, là. Une fille innocente, avec ses yeux de biche, et douce à vomir. L’exact opposé des femmes sophistiquées et blasées que je préfère dans et hors du lit. Avec elles, je n’ai pas à me soucier de sentiments, elles savent bien qu’il ne faut pas en éprouver avec moi. Ava n’est que sentiments, saupoudrés d’un soupçon de culot.
Le fantôme d’un sourire passe sur mes lèvres au souvenir de sa phrase d’adieu de tout à l’heure. J’espère que ce balai que tu as dans le cul va endommager un organe vital.
Bon, ce n’est pas la pire chose qu’on m’ait dite, tant s’en faut, mais c’était plus agressif que ce à quoi je me serais attendu venant d’elle. Je ne l’ai encore jamais entendue prononcer ne serait-ce qu’un gros mot à qui que ce soit ou sur qui que ce soit. Je retire un plaisir pervers du constat que je peux l’énerver autant.
– Alex, fait Josh, me ramenant à l’instant présent.
Je détourne péniblement les yeux d’Ava et de sa robe violette.
– Je ne sais pas, mec. Je ne suis pas très doué, comme baby-sitter.
– Ça tombe bien, parce que c’est pas un bébé, plaisante-t-il. Écoute, je sais que je te demande beaucoup, mais tu es la seule personne en qui j’ai confiance, je sais que tu ne vas pas… enfin, tu sais…
– Essayer de la baiser ?
Josh fait une grimace, comme s’il avait mordu dans un citron.
– Bon sang, mec. N’utilise pas ce mot à propos de ma sœur. C’est dégueulasse. Mais… ouais. C’est vrai, on sait tous les deux qu’elle n’est pas ton type, et même si elle l’était, tu ne ferais jamais ça.
Une pointe de culpabilité me traverse au souvenir de mon petit fantasme, quelques instants plus tôt. Il est temps pour moi d’appeler une nana de ma liste, si j’en suis rendu à fantasmer sur Ava Chen. Sans déconner, quoi.
– Mais ça va au-delà de ça, poursuit Josh. Tu es la seule personne en qui j’ai confiance, en dehors de ma famille. Et tu sais à quel point je m’inquiète pour Ava, surtout depuis toute cette histoire avec son ex. (Son visage s’assombrit.) Je te jure, si jamais je vois cet enfoiré…
Je lâche un soupir.
– Je vais m’occuper d’elle. Ne t’inquiète pas.
Je vais le regretter. Je le sais, et pourtant je suis là, en train de jurer sur ma vie, du moins pour l’année à venir. Je ne fais pas beaucoup de promesses, mais le cas échéant, je les tiens. Je m’engage pleinement. Ce qui veut dire que si je promets à Josh de m’occuper d’Ava, je m’occuperai d’elle. Et je ne parle pas d’un SMS toutes les deux semaines pour vérifier que tout va bien.
Elle est sous ma protection à partir de maintenant.
Un sentiment d’abattement familier monte de mes tripes pour s’entortiller autour de mon cou et serrer, de plus en plus fort, jusqu’à ce que l’oxygène se raréfie et que de minuscules lumières se mettent à danser devant mes yeux.
Du sang. Partout.
Sur mes mains. Sur mes vêtements. Des éclaboussures sur le tapis crème qu’elle aimait tant, celui qu’elle avait rapporté d’Europe.
Moi, saisi de l’envie insensée de frotter le tapis et d’arracher aux fibres douces ces satanées particules, une par une, mais incapable de bouger.
Je ne pouvais que rester planté là à fixer la scène grotesque dans mon salon, pièce qui, moins d’une demi-heure plus tôt, explosait de chaleur, de rires et d’amour. Maintenant, il était froid et sans vie, comme les trois corps à mes pieds.
Je cligne des yeux, et ils disparaissent – les lumières, les souvenirs, la corde autour de mon cou.
Mais ils reviendront. Comme ils reviennent toujours.
– … Tu es le meilleur, dit Josh.
Et son sourire est de retour, maintenant que j’ai accepté de jouer un rôle qui n’aurait jamais dû m’incomber. Je ne suis pas un protecteur, je suis un destructeur. Je brise les cœurs, j’écrase mes adversaires en affaires, sans me soucier une seconde des conséquences. Si quelqu’un est assez stupide pour tomber dans mon piège ou m’énerver – deux erreurs à ne jamais, jamais commettre, autant que tout le monde soit au courant –, eh bien tant pis pour lui.
– Je te rapporterai… putain, je sais pas. Du café. Du chocolat. Des kilos de ce qu’ils font de meilleur, là-bas. Et je te dois une grande, une bonne grosse faveur à l’avenir.
Je me force à sourire. Mais avant que je puisse ajouter quelques mots à ma grimace, mon téléphone sonne et je tends un doigt.
– Je reviens tout de suite. Je dois décrocher.
– Prends ton temps, mec.
Josh se tourne déjà vers la blonde et la brune qui se sont jetées sur moi tout à l’heure et qui ont trouvé en mon meilleur ami un public bien plus consentant. Le temps que je sorte dans le jardin et que je réponde à mon appel, elles ont déjà passé les mains sous sa chemise.
– Дядьк, dis-je – le terme ukrainien pour « oncle ».
– Alex, répond mon oncle à l’autre bout du fil, la voix rendue rauque par des décennies de cigarettes et une vie usante. J’espère que je ne te dérange pas.
– Non.
Par la porte vitrée coulissante, je jette un coup d’œil sur les réjouissances à l’intérieur. Depuis sa première année universitaire, Josh vit dans la même maison à deux niveaux, délabrée, sur le campus de Thayer. Nous avons été colocataires jusqu’à ce que je décroche mon diplôme et que je déménage à Washington même, pour me rapprocher du bureau – et accessoirement pour échapper aux hordes d’étudiants ivres qui défilent en braillant chaque nuit sur le campus et dans les quartiers environnants.
Tout le monde s’est déplacé pour la fête d’adieu de Josh, et par tout le monde, je parle de la moitié de la population de Hazelburg, dans le Maryland, où se trouve Thayer. Il est le chouchou de la ville, et j’imagine que ses fêtes manqueront aux gens autant que Josh lui-même.
Pour quelqu’un qui prétend toujours se noyer dans le travail universitaire, il trouve beaucoup de temps libre pour la boisson et le sexe. Non pas que sa débauche ait nui à ses performances universitaires. Ce salopard a une moyenne proche de la perfection.
– Tu t’es occupé du problème ? demande mon oncle.
J’entends un tiroir s’ouvrir et se fermer, suivi par le léger cliquetis d’un briquet. Je l’ai exhorté à arrêter de fumer un nombre incalculable de fois, mais il ne fait qu’éluder. Les vieilles habitudes ont la vie dure, les mauvaises encore plus, et Ivan Volkov a atteint l’âge où il n’en a plus rien à fiche.
– Pas encore.
La lune est basse dans le ciel, projetant des rubans de lumière qui serpentent à travers l’obscurité de l’arrière-cour. Lumière et ombre. Les deux faces d’une même pièce.
– Je vais m’en occuper. On touche au but.
Justice. Vengeance. Salut.
Depuis seize ans, la poursuite de ces trois objectifs me consume. Occupe mes pensées éveillées, mes rêves et mes cauchemars. Est ma raison de vivre. Même dans les situations où je suis distrait par autre chose – le jeu d’échecs de la politique d’entreprise, le plaisir éphémère de m’enfouir dans la chaleur chaude et serrée d’un corps consentant –, ils restent tapis dans ma conscience, me poussant vers les plus hauts sommets de l’ambition et de la dureté sans pitié.
Seize ans, ça peut sembler long, mais je me spécialise dans le jeu au long cours. Peu importe combien d’années je dois attendre, tant que la fin en vaut la peine.
Et la fin de l’homme qui a détruit ma famille… ce sera jouissif.
– Bien.
Mon oncle tousse et je pince les lèvres.
Un de ces jours, je le convaincrai d’arrêter de fumer. Des années plus tôt, la vie s’est chargée de tuer tout sentimentalisme en moi, mais Ivan est mon seul parent vivant. Il m’a recueilli, élevé comme si j’étais son fils et soutenu quelles que soient les entraves sur mon chemin vers la vengeance, alors je lui dois au moins ça.
– Ta famille reposera bientôt en paix, dit-il.
Peut-être. Peut-on en dire autant de moi ? C’est une autre question.
– Il y a une réunion du conseil d’administration la semaine prochaine, dis-je, histoire de changer de sujet. Je serai en ville pour la journée.
Mon oncle est le P.-D.G. officiel du Groupe Archer, la société de développement immobilier qu’il a fondée une décennie plus tôt, grâce à mes conseils. J’avais déjà un don pour les affaires à l’adolescence.
Le siège du Groupe Archer se trouve à Philadelphie, mais on a des bureaux dans tout le pays. Comme je suis basé à Washington, cette ville est le véritable centre névralgique de la société, même si les réunions du conseil d’administration se tiennent toujours au siège.
J’aurais pu reprendre le poste de P.-D.G. il y a des années, selon l’accord passé entre mon oncle et moi, lorsque nous avons créé l’entreprise, mais le poste de DG m’accordait plus de liberté jusqu’à ce que je finisse ce que j’avais à faire. De toute façon, tout le monde sait que je suis le pouvoir derrière le trône. Ivan est un bon P.-D.G., mais ce sont mes stratégies qui ont catapulté l’entreprise dans le Fortune 500 en moins de dix ans.
Je parle encore un peu affaires avec mon oncle, puis je raccroche et rejoins la fête. Dans ma tête, les rouages se mettent en marche alors que je fais le point sur les développements de la soirée – ma promesse à Josh, le rappel de mon oncle à faire avancer mon plan de vengeance. D’une manière ou d’une autre, je vais devoir concilier les deux au cours de l’année à venir.
Je réordonne mentalement les différentes pièces de ma vie selon plusieurs modèles, déroulant chaque scénario jusqu’à la fin, pesant le pour et le contre, passant en revue les failles potentielles jusqu’à parvenir à une décision.
– Tout va bien ? me crie Josh depuis le canapé, où la blonde l’embrasse dans le cou tandis que les mains de la brune se familiarisent avec la région située sous sa ceinture.
– Oui.
Si irritant que ce soit, je reporte machinalement le regard vers Ava. Elle est dans la cuisine, à s’affairer sur le gâteau à moitié mangé de chez Crumble & Bake. Sa peau bronzée brille sous un léger voile de sueur déposé par la danse, et ses cheveux de jais flottent autour de son visage comme un doux nuage.
– À propos de ta demande… j’ai une idée.
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