Laila vivait dans un quartier calme. Elle partageait une petite chambre avec son frère. Deux matelas au sol, une vieille armoire, rien de plus.

Chez eux, on ne parlait pas de sentiments. On priait, on étudiait, on obéissait. Pas de sorties, pas de téléphone dans la main trop longtemps, pas de regard dans le vide.

Depuis quelques mois, Laila écrivait à Malek en cachette. Elle l'avait rencontré à la mosquée, pendant un cours du samedi. Il n’y avait rien de mal, pensait-elle. Ils parlaient de tout, de Dieu, de leurs rêves. Mais chez elle, ça ne passerait jamais.

Un jour, son frère s’est réveillé dans la nuit. Elle ne l’avait pas entendu bouger.

— Tu fais quoi avec ton téléphone ?

— Rien. Je regardais l’heure.

— Donne.

Elle a hésité. Il s’est levé, a pris l’appareil. A lu. N’a rien dit.

Le lendemain matin, leur père l’attendait au salon.

— Assieds-toi.

Elle a compris. Son frère avait tout dit.

Laila s’est assise, sans un mot. Son père tenait son téléphone dans la main. Il l’a posé sur la table, écran vers le bas.

— C’est qui ce garçon ?

Elle n’a pas répondu. Son frère était debout dans un coin, bras croisés.

— Tu crois qu’on t’élève pour ça ? Tu crois que c’est normal ?

Toujours aucun mot. Elle regardait le sol. Son cœur battait fort, mais son visage restait calme.

— Tu vas arrêter tout de suite. Je veux plus jamais entendre parler de lui. T’as compris ?

Elle a hoché la tête.

Son père s’est levé, a quitté la pièce. Son frère est resté un instant.

— Tu nous fais honte, Laila.

Puis il est sorti à son tour.

Ce jour-là, elle n’est pas allée au lycée. Elle est restée dans la chambre, allongée, dos tourné à la porte. Le téléphone avait été confisqué.

Le soir, personne ne lui a adressé la parole. Même sa mère, pourtant malade, l’a ignorée. Comme si elle n’existait plus.

Laila est allée à l’école l’après-midi. Elle avait cours de 14h à 18h. Elle a pris son sac sans dire un mot. Son père lui a lancé un regard froid, mais n’a rien dit. Son frère, lui, n’était pas là.

Sur le chemin, elle marchait vite. Pas parce qu’elle était en retard, mais pour ne pas penser. À la maison, elle se sentait étouffée. À l’école, au moins, on faisait semblant d’être libres.

En classe, elle s’est assise au fond, comme d’habitude. Elle n’a parlé à personne. Sa meilleure amie, Myriam, lui a lancé un regard inquiet.

— Ça va ?

— Oui.

— T’es sûre ?

— J’ai juste pas dormi.

Mensonge. Elle ne voulait pas en parler.

Pendant le cours, elle a pensé à Malek. Elle savait qu’il devait s’inquiéter. Elle l’avait bloqué sans explication. Il ne comprendrait pas. Mais elle n’avait pas le choix.

Quand la sonnerie a retenti à 18h, elle est sortie la première. Elle n’a pas attendu Myriam. Elle voulait juste rentrer, finir la journée, se glisser sous sa couverture et disparaître

En rentrant de l’école, Laila traînait un peu les pieds. Il faisait chaud, l’air était lourd. À peine arrivée devant la maison, sa mère, assise sur le tabouret devant la porte, l’a appelée :

— Laila, va m’acheter du Maggi et du riz à la boutique, là-bas. Et prends ta monnaie, hein.

Elle n’a pas discuté. Elle a posé son sac, pris les pièces dans la boîte du salon, et est repartie sans un mot.

Sur le chemin, elle croisait des visages inhabituels. Rien de spécial. Jusqu’à ce qu’un gars s’approche d’elle, vers le coin du terrain vague.

— Hé, mademoiselle… attends un peu, je peux te parler ?

Elle ne s’est même pas arrêtée.

— Non merci, j’suis pressée.

— Mais tu t’appelles comment d’abord ? Moi c’est Jordan.

Elle a continué à marcher. Il s’est mis à son niveau.

— T’es jolie, tu sais ? Je veux juste ton numéro.

— J’ai pas de téléphone, désolée.

— Allez, arrête de faire genre. Je vais pas te faire du mal. Donne juste ton 07.

Elle s’est arrêtée d’un coup.

— J’ai dit non. Tu veux quoi encore ?

Il a levé les mains.

— Ok, calme-toi. C’est bon.

Il a reculé, l’air un peu vexé, puis il est reparti de l’autre côté de la rue.

Elle a soufflé fort et a continué jusqu’à la boutique. Elle ne voulait pas que ça se voit, mais ses mains tremblaient un peu.

Laila rentra chez elle, l'esprit encore un peu embrouillé par la rencontre avec le garçon sur le chemin. Elle donna ce que sa mère avait dit d’acheter qui ne répondit que d’un murmure. Puis elle monta dans la chambre. Son frère était allongé, absorbé par son téléphone. Il leva les yeux dès qu'elle entra.

— Mets ton sac à sa place, comme d’hab.

Elle le regarda, sentant la colère monter en elle.

— T’as quoi avec ma vie, hein ? Laisse-moi en paix !

Il se leva brusquement, les yeux remplis de colère.

— Quoi ? Tu me parles comme ça maintenant ? Il s'approcha d’elle, tout près, son visage rouge de fureur.

Il leva la main, prêt à la frapper.

Mais à la dernière seconde, il s’arrêta, un souffle lourd s’échappant de ses narines. Il baissa la main, le regard fixé sur elle, tremblant de rage contenue.

— Arrête de me mettre hors de moi, Laila... Il recula d’un pas, serrant les poings.

— Si tu continues à me tester, je ne vais plus pouvoir me contrôler, tu sais.

Il se laissa tomber sur son matelas, les yeux fermés, tentant de se calmer. Laila, toujours debout, se figea, son cœur battant fort dans sa poitrine. Elle n'avait jamais vu son frère comme ça. Mais elle ne pouvait pas le laisser gagner. Pas cette fois.

Il s’éloigna finalement, souffla bruyamment et dit en sortant de la chambre :

— Lave-toi vite, t’es encore là à traîner.

Laila ne répondit pas. Elle attrapa ses affaires et alla directement à la douche. L’eau froide coula sur sa peau, réveillant ses nerfs fatigués. Elle ferma les yeux un instant. Rien que là, sous l’eau, elle pouvait respirer un peu.

Une fois sortie, elle remit son voile, enfila sa tenue, attrapa quelques cahiers pour faire croire à une sortie scolaire, et alla au salon. Son frère était là, scotché devant une série sur son téléphone. Elle s’arrêta près de lui, sans oser le regarder.

— J’ai fini.

Il hocha la tête, sans décrocher un mot.

Elle se tourna vers sa mère, assise non loin avec un plateau à la main.

— Maman, je sors un peu, j’ai un exercice à faire avec une copine.

Sa mère plissa les yeux.

— Une copine ? Quelle copine ? C’est qui encore ? Où ça ? Tu reviens quand ? Pourquoi maintenant ? Tu veux pas rester un peu à la maison au lieu de courir dehors ?

Laila soupira discrètement, baissant les yeux.

— C’est avec Asma, on révise un devoir d’histoire. Je vais pas tarder, c’est juste pour une heure.

— Bon. Mais tu fais vite hein. Tu rentres avant maghrib, t’entends ? Et tu m’appelles si tu changes d’endroit.

— Oui maman, in shaa Allah.

Et sans attendre une réponse, elle sortit. Une fois dans la rue, son pas s’accéléra. Elle tourna au coin, passa devant deux boutiques, salua rapidement un voisin. Son cœur battait fort, pas de peur cette fois. D’envie. D’envie de souffler, de le voir.

Elle allait chez Malek.

Laila arriva devant la porte de la maison de Malek. Son cœur battait vite, mais elle était déterminée. Elle ajusta légèrement son voile, inspira un bon coup, puis toqua doucement.

Quelques secondes plus tard, la porte s’ouvrit. Ce n’était pas Malek. Une fille, sûrement plus âgée qu’elle, avec des longues tresses et un chewing-gum dans la bouche, la regarda de haut en bas.

— Tu cherches qui ?

— Euh… Malek.

La fille arqua un sourcil, puis se retourna en criant :

— Malek ! Y’a une meuf qui te cherche !

Laila baissa les yeux, gênée. Elle sentit son cœur battre encore plus fort, une boule se former dans sa gorge. Puis, la cousine la laissa passer, haussant les épaules avant de disparaître dans le couloir.

Laila entra dans le salon. Et là, elle le vit.

Malek, torse nu, assis tranquillement sur le canapé, son téléphone à la main. Il leva les yeux vers elle, surpris, puis se leva aussitôt.

— Oh ! Laila… je savais pas que t’allais venir aussi vite. Attends, je vais mettre un truc.

Il attrapa un tee-shirt posé sur l’accoudoir et l’enfila rapidement, visiblement un peu mal à l’aise. Laila, elle, s’était figée. Ce n’était pas la première fois qu’ils se voyaient, mais c’était la première fois qu’elle le voyait dans cette posture, si… intime.

Elle détourna les yeux, confuse.

— Je voulais juste te voir un peu… j’avais besoin de parler, murmura-t-elle.

— T’as bien fait, répondit-il doucement. Il s’approcha un peu, son regard plus doux.

— Tu vas bien ? T’as l’air tendue.

Elle hocha la tête. Puis elle releva les yeux vers lui.

— C’est mon frère… il m’a presque frappée aujourd’hui. Et j’en peux plus de cette maison.

Malek la regarda longuement, puis lui fit signe de s’asseoir.

— Viens, pose-toi. T’es en sécurité ici.

Laila s’assit doucement sur le bord du canapé, les mains posées sur ses genoux. Elle regardait le sol, perdue. Malek, de son côté, était allé éteindre la télé puis revint vers elle. Un silence s’installa. Un silence lourd. Il le sentait, elle n’était pas juste venue pour parler.

Un silence revint un instant, puis Malek la fixa, un peu plus sérieusement cette fois.

— Mais… attends, Laila… c’est pour ça qu’on ne s’écrit plus depuis deux jours ?

— T’as plus ton téléphone depuis quand exactement ?

Elle soupira doucement, baissant les yeux.

— Depuis hier soir.

Malek hocha lentement la tête, comme si tout s’éclairait pour lui.

— C’est lui alors… ton frère. C’est lui qui t’a confisqué le tel, hein ?

— C’est pour ça que t’as disparu comme ça. Je t’envoyais des messages, je t’appelais… j’ai même cru que tu voulais couper.

Laila releva vite les yeux vers lui, secouant la tête.

— Non ! Jamais. Jamais je t’aurais ignoré comme ça. C’est pas moi. J’ai même pas eu le courage de lui demander directement… Mais je sens que c’est lui. Il fouille, il surveille tout.

Elle s’arrêta une seconde, les lèvres tremblantes.

— Et s’il a lu nos messages… ?

Malek la regarda avec inquiétude.

— Il a peut-être vu, oui. Mais maintenant que tu m’as expliqué, ça change tout. On doit faire gaffe, Laila. Vraiment.

Elle acquiesça en silence.

— Mais… je veux pas qu’on arrête, Malek. J’ai besoin de toi.

— Moi aussi, Laila. On va trouver un moyen, in shaa Allah.